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incessamment des signes de croix. Au son argentin que produit un marteau frappant un timbre répond dans l’assistance le « boum » de tous les bras qui frappent toutes les poitrines avec autant de conviction que s’il s’agissait de la poitrine du voisin.

Au sortir de la messe, on cause devant l’église ; l’assemblée présente un aspect bizarre ; on y voit les loques trouées, les gros châles et les chapeaux à plumes qui correspondent dans les rangs féminins aux divers échelons de la hiérarchie sociale ; les gros châles sont surmontés de cheveux pommadés ; on ne porte pas de bonnets et les citoyennes qui ne peuvent aspirer au chapeau s’en vont nu-tête ; mais quelle gloire quand elles ont le chapeau ! Cet honorable appendice répand sur toute leur personne une extrême importance laquelle se traduit par la démarche raide et majestueuse des oies qui prennent terre… J’aime mieux les petites pauvresses qui ont parfois l’ovale assez pur, le teint frais et le regard profond.

Vers 3 heures, et malgré le mauvais temps, commence le Hurling dans un pré voisin de la rivière : c’est un jeu populaire, une sorte de polo à pied. Les gars se dévétissent pour s’y livrer ; ils sont pieds nus pour mieux tenir sur l’herbe. Le Hurling compte des champions dans tout le pays ; chaque commune a son club, mais la Land-League y est pour quelque chose et ses meetings se confondent avec les réunions du club. J’ai remarqué de plus que les jeunes gens devaient s’exercer au maniement des armes et aux marches militaires. Car tout à l’heure ils sont venus à notre rencontre sur le chemin d’arrivée, en rang, marquant le pas et le bâton sur l’épaule… Jolie graine à révolution que cette garde nationale secrète.

Pendant que les joueurs dégustent la bière du landlord pour se donner du cœur, on demande des danseurs de bonne volonté pour une gigue, afin de régaler le « French gentleman. » — Le piper s’installe sur une chaise et joue des airs bizarres accentués de travers mais d’une grande mélancolie et rappelant, en moins inspiré, en moins musical, les modulations du biniou breton. Deux hommes et deux femmes consentent enfin à profiter de l’orchestre, mais cela manque d’entrain ; c’est un petit sautillement morose qui finit par donner le hoquet.

Le jeu commence, les joueurs ont sur la tête des espèces de casquettes en toiles vertes et rouges ; les verts me choisissent comme capitaine et j’ai l’insigne honneur de leur jeter la balle. Le tableau ne manque pas de cachet ; sous ce ciel humide, dans cette atmosphère où l’eau suinte de toutes parts, que le vent traverse en gémissant : cette bande de jeunes hommes qui se démènent avec leurs grands bâtons, tantôt près, et alors on comprend toutes les finesses du jeu en voyant la balle bondir sous leurs coups, tantôt loin, et on ne saisit