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Baron Pierre de COUBERTIN


PAYSAGES IRLANDAIS



Un matin de novembre, à l’aube.

Kingstown est devant nous, éclairé par un jour blafard qui semble remplir sa mission de très méchante humeur ; des nuages énormes courent au-dessus de nos têtes ; l’horizon noir comme de l’encre fait ressortir la teinte livide des vagues et la blancheur de l’écume ; à droite, des montagnes et le feu retardataire d’un phare qui brille comme un diamant. Sur le quai de la gare, les employés se disputent et déchargent les bagages avec une lenteur désespérante. Un gros cochon les regarde faire d’un œil mélancolique. Assurément je savais bien le rôle important que cet animal joue en Irlande mais je ne pouvais prévoir que ce serait le premier objet qui s’offrirait à mes yeux.

De Kingstown à Dublin les maisons se succèdent presque sans interruption ; on suit d’abord le rivage, puis viennent des prairies, un établissement de bains extrêmement primitif, quelques manufactures..…… la pierre est grise, la terre est noire : cela suinte la tristesse et cela n’a pas ce cachet d’activité, de vie intense qui fait pardonner aux cités industrielles d’Angleterre leur manteau de charbon.

La gare, elle aussi, est misérable, d’aspect pauvre et froid malgré les colossales affiches qui la remplissent. Dublin traversé ainsi le matin, n’a rien qui attire et qui charme ; sol plat, maisons uniformes, monuments à la Grecque tous pareils et qui font penser à ces mobiliers complets achetés en bloc à l’hôtel des ventes.

Mon cab passe la Liffey rivière morne et lente et s’engage dans Sackville-Street : la Land-League pour affirmer sa puissance s’est amusée à ne la laisser désigner que sous le nom d’O-Connell Street ; il est là, le grand patriote, sur son piédestal à la base duquel pleurnichent une demi-douzaine d’allégories ; il tourne le dos à la rivière et baisse la tête comme par confusion de ce qu’est devenue son œuvre ; et plus haut, sur la gauche, trois fenêtres déjà éclairées dans ce demi-jour ma-

Anthologie Contemporaine.
Vol. 52. Série V(N°4).