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la louisiane française

dans ma mémoire. Mais ce ne sont point les danses nègres au clair de lune ni les pittoresques récoltés de sucre et de coton ni les grands arbres saupoudrés de lichens gris qui surgissent ainsi devant moi ; ce sont les visages et les gestes d’une race à la foi très forte et très affinée, très moderne et très seigneuriale, en laquelle j’ai noté avec une douce surprise la survivance étonnante de la grâce et de l’urbanité françaises. Comme elles ont grand air, les femmes de La Nouvelle-Orléans quand elles reçoivent, dans leurs modestes loges de l’Opéra français, les hommages des jeunes gens ! Et comme il est joli de se dire alors que cette société d’aspect un peu nonchalant s’est occupée tout le jour à refaire son avenir ; que, ruinée par la guerre de Sécession, elle rétablit sa fortune sans rien perdre de son élégance et que les chiffres alignés par elle n’ont rien enlevé à la grâce de son sourire !

Dans les petites maisons dissimulées le long des avenues ombreuses vit plus d’un gentilhomme du grand siècle dont le langage un tantinet suranné s’applique aisément aux sujets les plus up to date et dont les manières très fines habillent à merveille les mœurs du jour. Si jadis, à Versailles, on avait discuté au cercle du Roi les cours du coton ou le rendement d’une machine agricole, c’est assurément avec ce décorum et en ces termes châtiés que la conversation se serait poursuivie entre princes du sang et duchesses à tabouret. En plus, traîne dans les intérieurs, sur les choses et sur les gens, un peu de cet indéfinissable parfum colonial fait d’exil et de langueur, de vastes espoirs et de fatalité pesante et dont l’arôme vous pénètre d’une si intense mélancolie… C’est que, par les fenêtres, s’introduit non point la brise tempérée de l’Europe mais le souffle d’une nature remuée par le passage du « Père des Eaux », le vieux Mississippi, et troublée par l’approche des Terres chaudes.