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où va l’europe ?

pris hors des limites d’un territoire restreint. C’est donc assez que Paris, Londres et la plupart des autres capitales ou métropoles soient atteintes pour que le sort intellectuel de l’Europe s’en trouve fixé.

Pendant ce temps, ailleurs, les foyers de culture se sont multipliés. C’est une des caractéristiques fondamentales, bien que trop souvent inaperçues du dernier quart de siècle. L’intellectualisme en général ne se développe pas spontanément, à la manière des plantes sauvages. Ceux auxquels « ça est venu en écoutant chanter le roussignol », comme le brave Provençal d’Alphonse Daudet, ne sont jamais nombreux. L’intellectualisme d’une nation suppose des jardins bien dessinés et bien entretenus. De tels jardins, il n’y en avait jadis qu’en Europe. On venait s’y cultiver ou bien on en recevait graines et boutures. Maintenant, il y en a partout. Nous autres, en Europe, nous en connaissons à peine les emplacements et les noms. En tous cas, nous ne croyons pas à la fécondité de leur sol, à leur puissance inspiratrice. Nous jugeons bonnement que l’apprenti penseur doit s’y sentir en exil et qu’il y rêve de Florence ou d’Oxford ! Quelle erreur naïve ! Voyons, tâchez donc de vous représenter ce que peuvent être les aspirations et les rêveries des jeunes qui étudient, par exemple, en Californie, sous les cloîtres splendides de l’université de Palo Alto, ayant à leurs pieds le grand océan semé de terres lumineuses, éparses sur le rivage les ruines des vieilles missions espagnoles et derrière, sur la Sierra, la silhouette de ce château-fort de la science qu’est le grand observatoire de Lick ; ou bien dans le Sud-Afrique, entre l’énigme de Zimbabwé et le tombeau surprenant des monts Matopo où dort Cecil Rhodes ; ou bien dans cet Extrême-Orient qui a touché avant nous à tous les aspects du désenchantement philosophique et dont les productions littéraires ont su atteindre un degré de modernisme raffiné que les plus compliqués de nos auteurs ne dépasseront jamais.

Partout il y a du passé à exhumer, de l’avenir à construire, d’immenses horizons à contempler : horizons au milieu desquels les personnages et les idées d’Europe font parfois assez pauvres figures.