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saxonne : étrange confédération qui n’a pas de formule légale, qu’aucun homme d’État n’a voulue, qu’aucun traité n’a consacrée, qui ne repose même pas sur une solidarité absolue d’intérêts et qui non seulement s’est créée et se fortifie, mais vibre à l’unisson en toutes circonstances, même lorsqu’il s’agit de s’entêter, aux Philippines, dans une folie, ou de perpétrer, au Transvaal, un crime politique ; confédération elliptique dont la puissance et l’élasticité viennent de ce qu’elle a deux foyers, Londres et Washington ; des capitales ? non pas, mais plutôt des offices centraux pourvus de vastes enregistreurs où, par les soins du Président de la République et du premier ministre de la Reine, tout s’inscrit, se coordonne et se résout en actes contresignés par la majorité de l’opinion. Ce que durera cet état de choses, Dieu le sait. Rien n’est éternel. Mais il s’est préparé très lentement et est à peine réalisé d’hier, si bien que beaucoup se refusent encore à une évidence qui les déroute et les contrarie.

Il ne faudrait pas du reste confondre l’existence de la Confédération avec sa politique actuelle ; ce sont des choses distinctes. L’impérialisme, avons-nous dit — et cela est vrai des États-Unis aussi bien que de l’Empire britannique — est une maladie de croissance, un vertige ; il passera, il reviendra et passera encore. Tout n’est pas perdu parce que cette fois l’influence pernicieuse de M. Chamberlain l’a emporté et qu’on s’est lancé, à Londres, dans une aventure contre laquelle protestent à la fois le bon sens et la justice ; tout ne sera pas gagné si, dans quelques mois, la candidature présidentielle de M. Bryan, qui s’annonce comme résolument antiimpérialiste, triomphe aux élections américaines. La lutte entre un organisme robuste et le principe morbide qui l’attaque aura des péripéties variées. On conçoit quel rôle capital l’esprit public est appelé à jouer dans la guérison. Nous sommes ainsi amenés à nous demander quelle action exercent sur le monde anglo-saxon l’enseignement, la presse et la religion, ces bases de l’esprit public.

Dans l’enseignement, une tradition et une tendance qui, malheureusement, s’opposent, apparaissent nettement. La tradition vient d’Angleterre ; elle s’est formée peu à peu, moins sous l’influence de ces classiques grecs et latins auxquels les lettrés d’outre-Manche rendent un culte à la fois si fidèle et si infécond que sous celle de Shakespeare et de Dante, ces deux grands amis de l’âme anglaise. C’est, en tous les cas, une belle et large tradition, basée sur l’étroite union de la littérature et de la philosophie et visant à l’épanouissement total de la pensée. Elle a laissé partout des traces ; elle a influé sur la haute culture scientifique aussi bien que sur l’enseignement populaire que l’University Extension et les autres sociétés similaires distribuent aux ouvriers. La tendance contre laquelle elle se heurte vient d’Amérique. Ignoré de l’Europe, dédaigné de l’Angleterre, l’enseignement transatlantique a grandi dans l’isolement et s’en ressent. Il s’est hâté vers les résultats ; il ressemble un peu à ces manuels d’examen dans lesquels il n’y a pas de place pour les réflexions ; il est comme la démocratie, enclin à la sécheresse et à l’abus de l’affirmation, porté à tout