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devront pas franchir l’Inn. Pour les mêmes raisons, François-Joseph n’a point de testament à rédiger ; il n’a rien à léguer. La géographie et l’ethnographie ont désigné d’avance la part de chacun de ses héritiers. Ce serait là, sans doute, un précieux gage de paix ; mais le malheur veut que ces parts d’héritage entraînent pour ceux qui les recueilleront de pénibles sacrifices et des changements redoutables. Si la France ou l’Espagne étaient forcées de prévoir la nécessité éventuelle de l’annexion de la Belgique et du Portugal et que ces annexions dussent avoir pour conséquence de porter au pouvoir ici les collectivistes et là les césariens, l’opinion, à Paris et à Madrid, aurait le droit de s’émouvoir. Sous bien des rapports on peut à Budapest, à Berlin et à Pétersbourg, nourrir des appréhensions analogues. La crise détruira l’équilibre gouvernemental actuel : il faudra le rétablir aussitôt sur d’autres bases, au milieu peut-être de circonstances adverses, d’effervescences sociales, de désordres imprévus. La perspective n’a rien de séduisant. Sans doute, le défilé franchi, les horizons deviendront plus clairs et plus vastes ; l’Allemagne ayant réalisé une situation géographique admirable, la Russie étant sortie de son impasse politique, la Hongrie libérée des liens qui l’entravent, n’auraient rien à regretter du passé ; mais, ce défilé, il faut le franchir, et de quels écueils n’est-il pas semé ! Encore une fois, l’Allemagne peut-elle s’émanciper du préceptorat prussien et la Russie échapper à l’autocratisme absolu, sans en être, l’une et l’autre, remuées jusqu’en leurs fondements ? Évidemment non.

C’est là ce qui, dans cette question de l’Europe centrale, donne une si haute portée aux éléments moraux. Elle comporte des principes adverses, des germes inéluctables d’oppositions, mais non pas nécessairement des causes de conflits armés. On peut dire que la paix ou la guerre en sortiront, selon ce que vaudra l’esprit public. L’esprit public est une grande puissance dont l’action se fait sentir là même où on lui refuse des moyens réguliers de s’exprimer ; de plus en plus il interviendra dans toutes les querelles, sans souci des frontières. Il importe donc de préciser maintenant ses allures et ses tendances dans l’Europe continentale, afin de déterminer ensuite en quel sens les sociétés anglo-saxonnes paraissent devoir l’influencer.

Les bases de l’esprit public dans le monde moderne sont l’enseignement, la presse et la religion. C’est par l’enseignement et la presse que l’opinion peut arriver à la connaissance des faits sociaux ; la religion doit lui apprendre à les juger avec bienveillance. La connaissance de la vérité et la bienveillance du jugement, n’est-ce pas là l’idéal supérieur de l’esprit public ? Il est évident que nous sommes loin, bien loin d’un tel idéal : certains événements donnent même l’impression d’un recul, d’une sorte de faillite morale. Ni l’enseignement, ni la presse, ni même la religion ne sont, à l’heure actuelle, à la hauteur de leur mission. Aux nations comme aux individus, la crainte et l’intérêt tiennent trop souvent lieu de sagesse. L’erreur et la malveillance dominent. Pourtant il ne faut pas désespérer. Avant que de s’abandonner au pessimisme, il convient de rechercher les