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La persécution leur vint de l’Empereur, non de l’Empire. Ils n’ont rien à reprocher aux Allemands dans le passé, ils n’ont rien à en redouter dans l’avenir. Dans le présent, ils ont même un ennemi commun qui est le panslavisme.

Pour les gens naïfs, le panslavisme est un grand courant d’union fondé sur l’attrait réciproque et l’origine commune de tous les Slaves, quelque chose comme une vaste association de secours mutuels placée sous la présidence désintéressée du premier des Slaves, le Tsar. Mais pour quiconque observe et réfléchit, le panslavisme est une machine de guerre, un groupement fictif, démenti par les faits et condamné dans son principe. En vain cite-t-on les déclarations échangées à Prague en 1848 lors du fameux Congrès slave — plus tard, en 1867, la visite de Palacki et de Rieger au Congrès de Moscou — plus récemment encore la célèbre boutade échappée à Mgr Strossmayer, le Lavigerie croate : « Plutôt Russes que Magyars ! », aucun de ces incidents n’a de valeur réelle. Un abîme sépare ces peuples qu’on prétend confondre. Le moins slave de tous, c’est peut-être celui dont notre ignorance occidentale a fait le peuple slave par excellence, les Russes. Leur slavisme, en tout cas, est partout imprégné d’influences finnoises et tartares ; un Serbe et un Croate n’ont ni les mêmes tendances, ni la même forme d’esprit ; un Tchèque, encore bien moins. Les intérêts s’opposent également, comme aussi les traditions. L’attitude de la Serbie et de la Bulgarie l’a prouvé. Ce n’est pas pour le simple plaisir de se montrer ingrates et frondeuses qu’elles ont, dès le lendemain de leur émancipation, tenté d’orienter leur politique ailleurs que vers Pétersbourg ; la Bohême et la Croatie feraient de même dès qu’elles seraient libres ; commercialement elles dépendent du système germano-italien et c’est de ce côté que leur prospérité s’affirmera dans l’avenir. Voilà pour les intérêts ; quant aux traditions, elles sont lointaines. À l’heure où la Russie, échappant à l’étreinte mongole, formait à grand’peine sa laborieuse unité, la Pologne était assez puissante pour menacer Moscou, Raguse méritait déjà le nom d’Athènes des Slaves, la Bohême avait derrière elle six siècles de pensée et de progrès, et les Serbes, gardant en leur cœur le souvenir de la « Grande Serbie », rêvaient de la reconstituer un jour. Tous ces peuples ont développé des institutions nationales conformes à leur génie et ils y demeurent fortement attachés. On en parle pourtant comme s’il s’agissait de tribus moscovites égarées qui seront heureuses, le jour venu, de rentrer dans le giron familial. En réalité, ils ont demandé la protection russe contre le Turc qui les opprimait ou contre l’Allemand ou le Magyar qui voulaient les absorber, tout comme demain ils demanderont la protection germanique contre le Russe, s’il menace leur liberté reconquise.

Le panslavisme, en tant qu’unification éventuelle du monde slave, est donc une chimère sans importance : il n’est un danger qu’en tant qu’il fournit à la Russie, pour le jour où la succession d’Autriche s’ouvrira définitivement, des motifs d’intervention dans toute la péninsule des Balkans et jusqu’au centre de l’Europe. Nous avons vu quelles seront pour l’Alle-