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partout l’abîme des réalités et des intérêts. Les Allemands, surtout depuis qu’ils s’enrichissent et que leur prospérité s’affirme, n’ont garde d’y rester insensibles. Mais ils ne peuvent se soustraire à l’influence d’idées profondément enracinées et auxquelles beaucoup de leurs principaux écrivains ont apporté le renfort du talent et de la renommée. Ainsi s’est répandue parmi eux — et les événements de 1866 et de 1870 y ont grandement aidé — cette croyance en une force supérieure, en une sorte de Jéhovah national, croyance confuse et précise en même temps que chacun professe à sa manière et parfois inconsciemment.

Pour l’Empereur, cette force, c’est son droit divin. Il le proclame nettement. « Nous autres, Hohenzollern, s’écrie-t-il, nous tenons notre couronne du Ciel seul et c’est au Ciel seul que nous avons des comptes à rendre. » Mais ce droit divin n’est pas cependant celui de Louis XIV ou même de Frédéric II. Il sous-entend l’inspiration permanente d’en haut et se double d’une mission providentielle. Lorsque Guillaume II parle de ses sujets comme du « peuple enfin choisi par Dieu pour donner la paix au monde », il établit d’une manière péremptoire le caractère de la mission. Depuis le temps d’Israël, on n’avait plus osé s’exprimer en de pareils termes. C’est qu’en effet, il n’y a point là une simple fleur de rhétorique impériale : la conviction est sincère, absolue. Elle éclate de même dans chacune de ces allocutions grandiloquentes par lesquelles l’Empereur trace aux recrues leurs devoirs militaires, fait sentir aux matelots les austères beautés de leur carrière ou rappelle aux fonctionnaires de l’État les graves responsabilités qu’ils encourent. Le 31 octobre 1892, on inaugure, à Wittenberg, la Schlosskirche ; c’est le moment de la polémique soulevée par le professeur Harnack à propos du fait miraculeux de la naissance du Christ ; le conseil suprême de l’Église de Prusse n’a pas osé prendre parti. Guillaume n’hésite pas ; il déclare solennellement que la naissance miraculeuse du Christ est une vérité fondamentale, un dogme. Il agit ainsi non par autocratisme, mais parce qu’il se croit inspiré. Son grand-père l’était avant lui. Dans le culte qu’il rend à Guillaume Ier, on ne relève pas seulement l’expression d’une affection reconnaissante, mais un hommage à l’Élu de Dieu. Il le loue en termes bibliques et prend soin de placer à côté de son image sur les monuments consacrés à sa gloire, une allégorie ailée qui est le symbole de cette Élection divine. Or, la plus belle qualité de Guillaume II, celle qui le rend si séduisant et donne tant de relief au moindre de ses actes, c’est la sincérité. Sans doute, il est habile ; mais son habileté est le produit naturel de son intelligence rapide, de sa facilité de travail et de ses connaissances générales, qui sont considérables ; il est habile par intuition ; il ne l’est pas par raisonnement. On ne peut attribuer une part de calcul, si petite soit-elle, aux rappels fréquents et le plus souvent spontanés qu’il fait du caractère surnaturel et providentiel de son pouvoir.

Le point de vue est très différent, mais le résultat reste le même chez les disciples du Grand Réaliste, chez les bismarckiens, partisans de la Raison d’État, qui approuvent que la Force prime le Droit et qu’on falsifie