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et à en scruter les détails et plus il semble que ce fait capital surplombe tout l’avenir. Les conflits coloniaux pourront, sinon s’éviter, du moins se circonscrire, et quelque degré d’acuité qu’atteignent jamais les rivalités commerciales, une guerre d’intérêts sera rarement populaire, par la raison que les citoyens d’un même pays auront toujours des intérêts contradictoires. Mais là, au cœur de l’Europe, il ne s’agit ni de fortune ni même de prépondérance. Ce sont des questions de vie ou de mort qui se posent ; on ne saurait ni les éluder, ni les limiter. Mais on pourrait les aborder dans un esprit de paix, de liberté et de justice. En sera-t-il ainsi ?

Aux Anglo-Saxons de le décider. Il s’agit de savoir s’ils trouveront en eux-mêmes la force nécessaire pour triompher des suggestions de l’esprit de lucre et de domination. Déjà, chez eux, la lutte bat son plein. D’un côté, il y a tout un passé de libre-arbitre individuel et collectif, des traditions de justice et de légalité, l’habitude de débattre les affaires publiques, de raisonner les événements, de former et d’énoncer des jugements indépendants. De l’autre, il y a une montée extraordinaire de richesse et de force, des projets séduisants, des entreprises audacieuses, la confiance en soi qu’engendre le succès, le désir de garder son avance et aussi, il faut bien le dire, de pernicieux exemples déjà donnés par d’autres peuples.

Telle est, par excellence, la question d’Europe, question politique, mais surtout morale et dont la gravité réside principalement dans son caractère inéluctable. Rien ne l’empêchera de peser sur le siècle qui vient. Qu’y pourraient des changements de gouvernements ou de dynasties ? Qu’y pourrait le socialisme lui-même ? Pour que se produisent, au point de vue international, les effets bienfaisants qu’en attendent ses partisans, ne faudrait-il pas qu’au préalable la réforme morale fût accomplie et qu’un souffle de fraternité eût déjà passé sur une Europe aux frontières indiscutées ?

Aborder un semblable sujet et vouloir le traiter en quelques chapitres dans les colonnes d’un journal, constitue une tentative d’apparence si téméraire que je dois m’excuser d’en avoir accepté la charge. Si je l’ose pourtant, c’est que je crois la chose possible et utile. On voudra bien considérer cette étude comme le résumé, la quintessence d’un long travail préalable qui ne saurait trouver place ici. Tel qu’il est, ce résumé, au milieu de beaucoup de défauts, aura du moins une qualité, celle d’une tendance nettement impartiale. Pour juger sainement et loyalement, l’écrivain doit non pas regarder sans lunettes, ce qui lui ferait voir une humanité de convention, mais changer de lunettes en passant d’un pays à l’autre, de façon à utiliser successivement toutes celles qui sont en usage dans les pays dont il prétend étudier les progrès et surprendre les destins. C’est ce que je me suis efforcé de faire.