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habitants (bien moins par conséquent que les grandes villes grecques d’Asie, que Babylone, Carthage ou Rome n’en avaient contenu). Sa flotte comprenait trois mille vaisseaux de commerce et trois cents vaisseaux de guerre montés par vingt-cinq mille hommes d’équipage. Sa Monnaie frappait annuellement des ducats d’or (le ducat valait environ seize francs) pour une somme de plus de dix millions de francs. Le luxe était inouï. À certains moments les pouvoirs publics s’en inquiétèrent. Un rescrit sénatorial de 1504 proteste contre les fluctuations incessantes de la mode en matière de toilettes féminines et contre le gaspillage d’étoffe et d’argent qu’entraîne la substitution perpétuelle des robes à traîne aux « robes rondes sans queue » et vice versa. Il est à croire que nombre de sénateurs se trouvaient alors endettés du fait de leurs épouses. Mais Venise, par son étrangeté même et l’énormité de la fortune accumulée dans ses mains, était condamnée à demeurer une ville de fêtes et de plaisirs.

Un cadre merveilleux et vraiment unique y faisait valoir chaque spectacle et le spectacle était quasi quotidien, la moindre occasion de réjouissance étant avidement saisie par toute la population. Il n’est point de ville dont les aspects n’aient été rendus par l’image plus familiers à tout l’univers. Partout on connaît les silhouettes du Campanile, du palais des Doges, de la basilique de St-Marc et l’éblouissante perspective du grand canal sillonné de gondoles et bordé de palais. Un peu d’imagination suffit à évoquer la splendeur inégalable d’une célébration patriotique ou d’une réception solennelle de visiteurs illustres en un pareil lieu. La filiation artistique byzantine s’y révélait de toutes manières et principalement dans l’architecture de la basilique. St. Marc était le patron de Venise depuis le jour très lointain où deux marchands vénitiens s’étant emparé à Alexandrie de la dépouille de l’évangéliste l’avaient rapportée, pensant peut-être par ce pieux larcin illustrer et faire fructifier leur commerce. En 828 on édifia une première église pour abriter la précieuse relique. Puis on la remplaça par une autre plus belle. En 1094 on construisit le troisième St. Marc et quatre siècles d’embellissement en firent selon le mot de Ruskin un « immense reliquaire » tout flamboyant, tout rutilant. Marbres, parures, vitraux, émaux, il n’était rien d’assez riche et d’assez beau pour orner le sanctuaire où palpitait en quelque sorte l’âme orgueilleuse et voluptueuse de la « triomphante cité » comme l’appelait l’historien Comynes lorsqu’il y vint en 1494 représenter la France.

La morale, certes, n’y avait point son temple. Boccace l’appelle