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la perspective d’assurer leur salut en satisfaisant leurs appétits. Or ces appétits, d’abord vagues, prirent bientôt des contours nets. La vue de Byzance et de ses merveilles, l’exemple de cette poignée de Normands qui avaient su, soixante ans plus tôt, avec un peu de chance et beaucoup d’audace, se tailler des royaumes dans le sud de l’Italie, le contact de tant d’ardeurs individuelles se surexcitant les unes les autres, tout concourait à matérialiser de plus en plus la croisade. Il n’était pas jusqu’aux nombreux ecclésiastiques accompagnant les guerriers qui ne rêvassent d’évêchés plantureux et d’opulentes prélatures.

L’empereur Alexis Commène cherchait à se débarrasser au plus tôt des hôtes encombrants desquels il attendait peu d’appui et qui lui valaient, ne fut ce qu’en matière de ravitaillement, les pires complications. Mais il ne voulait pas les laisser aller sans qu’ils se fussent engagés à restituer à l’empire les territoires jadis siens que leurs armes pourraient arracher à l’islam. L’engagement finit par être pris ; bien entendu, il ne fut pas tenu. Les navires byzantins transportèrent alors les croisés en Asie-mineure. Leur nombre était déjà fort diminué ; pourtant à la revue générale qui fut passée devant Nicée, on en dénombra environ six cent mille sans compter cent mille cavaliers. Bien peu de ces combattants devaient revoir l’Europe. À l’approche du but leur fougue les rendit redoutables. Vainqueurs à Dorylée (1097), ils s’emparèrent d’Antioche en 1098 et l’année suivante entrèrent à Jérusalem. Leur triomphe s’accompagna des plus vilaines cruautés. Un chanoine de la cathédrale du Puy qui raconte ce dont il fut témoin, décrit joyeusement « les monceaux de têtes, de mains et de pieds » dressés aux carrefours de la cité sainte ; il note que le comte de Toulouse a fait arracher les yeux et couper le nez de ses prisonniers et il voit en cela un « juste et admirable jugement de Dieu »!

Ainsi prit fin ce qu’on dénomme la « première croisade », longue et sanglante expédition qui coûta la vie à un demi million d’hommes et aboutit à la fondation de quatre États : le royaume de Jérusalem, la principauté d’Antioche, le comté d’Édesse et le comté de Tripoli[1]. Ces États de civilisation nettement française vécurent un siècle environ ; nous aurons à y revenir. D’autre part, les villes du littoral asiatique devinrent de véritables entrepôts

  1. Il ne faut pas confondre les trois Tripoli : l’une ancienne colonie romaine et qui a donné son nom à la Tripolitaine — l’autre située sur la mer Noire dans la région de Trébizonde — et enfin Tripoli de Syrie déjà florissante à l’époque phénicienne et ensuite sous les Byzantins, puis sous les Arabes et qui fut du temps des croisés, de 1109 à 1280, le siège d’un comté.