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commentaire dans un épisode d’un autre conte maure, également de Blida. Nous donnons, avec l’autorisation de notre ami M. Desparmet, ce passage du conte du Prince muet, encore inédit :

Un prince a grandi, et il est devenu un intrépide chasseur, sans qu’il ait jamais prononcé une parole depuis sa naissance. Une djanïia (génie) dit un jour au roi, père du jeune homme, que, le lendemain, celui-ci parlera, et que ce sera un corbeau qui le fera parler.

Le lendemain, le prince part pour la chasse, à la tête de nombreux cavaliers. Le soir, l’un d’eux revient, bride abattue. « Seigneur, dit-il au roi, ton fils a parlé. — Et qu’est ce qui l’a fait parler ? demande le roi. — Seigneur, nous étions entrés dans une forêt couverte de neige. Le prince y tira un corbeau, qui vint tomber par terre et dont le sang se mêla à la neige. Alors le prince nous réunit tous autour de lui et il parla. Il prononça ce serment : « Je le jure par Allah, je ne me marierai plus[1] qu’à une jeune fille qui sera noire [de cheveux] comme ce corbeau, blanche comme cette neige et rouge comme ce sang. »

Gazelle ou corbeau, peu importe : c’est, dans les deux cas, le sang d’une pièce de gibier, abattue à la chasse et colorant la neige, qui donne à un chasseur l’idée d’une femme au teint merveilleusement blanc et incarnat ; et c’est évidemment d’un tel incident que, par une figure poétique de langage, vient le nom de la princesse Sang-de-Gazelle-sur-la-Neige.

En 1846, Jacques Grimm attirait l’attention de ceux qu’on n’appelait pas encore les « folkloristes », sur trois documents écrits, ayant date certaine et se rapportant à ce thème du Sang sur la neige[2].

Le plus ancien est le vieux poème français de Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, composé vers 1175 par Chrétien de Troyes, d’après un « livre » (sans doute un poème anglo-normand), qui lui avait été « baillé » pour le « rimoier » par Philippe d’Alsace, comte de Flandre, lequel, en 1172, avait passé quelques mois en Angleterre[3]. Dans le passage commençant au vers 5.550[4],

  1. Le prince a déjà deux autres femmes, auxquelles, du reste, il ne parle pas plus qu’à son père et à tout son entourage.
  2. Préface au Pentamerone de Giambattista Basile, traduit en allemand par Félix Liebrecht (Breslau, 1846), t. 1, pp. XXII-XXIII.
  3. Gaston Paris, La Littérature française au moyen âge, § 57. — Chrétien de Troyes dit expressément (voir les vers 473-482) que c’est « par le commandement le Comte de Flandre » qu’il a entrepris de rimer « li conte del Gréal, dont li Quens [le Comte] li balla le livre »
  4. Voir Ch. Potvin. Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, publié d’après les manuscrits. 2e partie, Le Poème. Mons, 1866). — Jacques Grimm fait ses citations d’après le Parzival de Wolfram von Eschenbach (né vers 1170, mort vers 1220), imitation de l’œuvre de Chrétien.