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surprise, les Indiens sortaient désarmés, les femmes et les enfants couraient nus par les routes et je leur fis beaucoup de mal. Voyant que toute résistance était impossible, les principaux habitants vinrent me trouver, me suppliant de les épargner ; ils demandaient à ce que je voulusse bien les accepter pour mes amis et les vassaux de Votre Altesse et qu’ils se repentaient de ne pas m’avoir écouté, mais que dorénavant, ils feraient tout ce que je leur commanderai au nom de Votre Majesté, dont ils seraient les vassaux fidèles. Ils vinrent alors plus de quatre mille, qui me conduisirent à une fontaine où ils m’apportèrent à manger. Je les laissai donc pacifiés et retournai à mon camp, où je trouvai les hommes que j’y avais laissés, fort inquiets du retour des chevaux que j’avais abandonnés la veille, craignant qu’il me fût arrivé quelque malheur ; mais lorsqu’ils eurent appris la victoire que Dieu nous avait donnée et comment j’avais pacifié les villages, tous se réjouirent ; car je peux le certifier à Votre Majesté, c’est qu’il n’y avait pas un de nous qui n’éprouvât certaine anxiété, nous sachant au milieu de cette contrée et de tant de gens hostiles, sans espérance de secours d’aucune part. Aussi m’arriva-t-il souvent d’entendre mes hommes chuchoter et quelquefois dire publiquement que c’était Pedro Carbonero[1] qui les avait attirés en un piège d’où ils ne pourraient sortir. Un jour qu’on ne soupçonnait pas ma présence, j’entendis même dire à certains de mes compagnons, que si j’étais assez fou pour m’engager dans une entreprise impossible, pour leur compte, ils ne l’étaient pas ; qu’ils voulaient regagner la côte ; que si je voulais les accompagner, bien ; que sinon ils partiraient sans moi. Plusieurs fois, ils vinrent me sommer de partir. Je m’efforçais de ranimer leur courage, leur rappelant qu’ils étaient les sujets de Votre Altesse, que jamais Espagnols n’auraient failli à ce point, et que nous étions en voie de gagner à Votre Majesté les plus grands royaumes et seigneuries qu’il y eût dans le monde ; que non contents de faire ce que comme chrétiens nous étions obligés

  1. Vieux proverbe disant qu’en certaines circonstances difficiles, Pierre le Charbonnier savait fort bien où il était, mais qu’il ignorait le moyen d’en sortir.