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Je résolus donc de faire un pont. On coupa des madriers de dix brasses de longueur pour soutenir le tablier au-dessus de l’eau ; les Indiens furent chargés de ce travail tandis que mes Espagnols et moi nous enfoncions les pieux au moyen de radeaux et de deux autres canoas qu’on avait découvertes. Il paraissait impossible d’amener cet ouvrage à bonne fin ; tout le monde le disait autour de moi, et l’on ajoutait qu’il valait bien mieux s’en retourner, avant que mes hommes fussent rendus de fatigue et que nous mourrions de faim ; cet ouvrage ne serait jamais terminé, et nous serions toujours forcés de rétrograder ; c’est ce que l’on murmurait autour de moi, quelques-uns même osaient me le dire en face.

Les voyant si découragés et avec juste raison, car l’ouvrage était gigantesque et les malheureux ne vivaient que de racines, je leur dis qu’ils renonçassent au pont et que je me chargeais de l’achever avec les Indiens. Je réunis les caciques et les chefs, je leur exposai l’affreuse nécessité où nous nous trouvions, et qu’il nous fallait passer ou périr. Je les priai donc d’exhorter leurs gens à terminer le pont ; ils savaient qu’une fois passés, nous entrerions dans la province d’Acalan où nous aurions toutes choses en abondance, que nous y trouverions en outre les vivres que j’avais envoyé chercher à bord des caravelles ; et je leur promis qu’à notre retour à Mexico, je les comblerais de faveurs.

Ils me promirent de faire leur possible. Ils se répartirent aussitôt l’ouvrage, et ils s’y appliquèrent avec une telle ardeur, que le pont fut terminé en quatre jours ; de façon qu’hommes et chevaux, tout le monde passa. Ce pont durera plus de dix ans à moins qu’on ne s’efforce de le détruire, ou qu’on ne l’incendie, car il serait difficile de le défaire ; il se compose en effet de plus de mille madriers de la grosseur d’un homme et de dix brasses de longueur, sans compter les milliers de petites pièces dont je ne parlerai pas. Je puis assurer Votre Majesté que personne ne saurait comprendre l’ingéniosité déployée par ces Indiens dans la construction de ce pont, qui me sembla la chose la plus extraordinaire que j’eusse jamais vue.

Les hommes et les chevaux passés, nous tombâmes aussitôt