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Il passait les jours et les nuits dans une continuelle léthargie, les yeux bien ouverts, le pouls bien battant, mais sans parler, sans manger, sans bouger, paraissant quelquefois entendre, mais ne répondant jamais, pas même par signe, et du reste sans agitation, sans douleur, sans fièvre, et restant là comme s’il eût été mort. L’abbé Raynal et moi nous partageâmes sa garde ; l’abbé, plus robuste et mieux portant, y passait les nuits, moi les jours, sans le quitter, jamais ensemble ; et l’un ne partait jamais que l’autre ne fût arrivé. Le comte de Frièse, alarmé, lui amena Senac, qui, après l’avoir bien examiné, dit que ce ne serait rien, et n’ordonna rien. Mon effroi pour mon ami me fit observer avec soin la contenance du médecin, et je le vis sourire en sortant. Cependant le malade resta plusieurs jours immobile, sans prendre ni bouillon, ni quoi que ce fût, que des cerises confites que je lui mettais de temps en temps sur la langue, et qu’il avalait fort bien. Un beau matin il se leva, s’habilla, et reprit son train de vie ordinaire, sans que jamais il m’ait reparlé, ni, que je sache, à l’abbé Raynal, ni à personne, de cette singulière léthargie, ni des soins que nous lui avions rendus tandis ce qu’elle avait duré[1]. »

Du reste, si ce tranquille désespoir n’avança pas les

  1. M. de Meister, qui fut secrétaire de Grimm, et qui à ce titre prend au sérieux la farce jouée par celui-ci, dit, dans une notice sur l’auteur de la Correspondance, que l’objet de son amour était une princesse. Cela est plus relevé sans doute ; mais comme il n’oppose aucune preuve à la version de Rousseau généralement admise, et qu’il feint même d’ignorer que Rousseau en ait jamais parlé, nous nous en tenons à la princesse de théâtre. Le morceau de M. de Meister, auquel nous avons du reste emprunté quelques détails, est compris dans ses Mélanges de philosophie, de morale et de littérature, 2 vol. in-8o ; Genève, Paschoud, 1822.