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et le jeu de gens pressés. Dès que l’on vit ces carrosses engagés dans la rue Royale, le peuple, de peur de se trouver sous les chevaux, se jeta du milieu sur la droite et sur la gauche ; ceux qui y étaient déjà furent poussés par ce choc dans les fossés qu’ils ne soupçonnaient pas sous leurs pieds : alors culbutés les uns sur les autres, étouffés, écrasés, l’air ne retentit plus que des cris et des hurlements affreux des mourants. Un grand nombre de personnes de la première distinction qui avaient donné rendez-vous à leur carrosse à quelque distance de la place, et qui croyaient pouvoir le regagner à pied, se trouvèrent dans cette foule, et coururent le plus grand risque de perdre la vie. M. le maréchal de Biron, colonel des gardes-françaises, fut de ce nombre, et dut la vie à un sergent de son régiment. Quelques soldats et sergents de ce régiment rendirent les plus grands services dans cette funeste bagarre, et sauvèrent la vie à une infinité de personnes connues : malheureusement ils ne purent donner ces secours qu’en écrasant et étouffant ce qui se trouvait autour d’eux ; il n’y avait pas d’autre moyen de dégager ceux dont ils avaient entrepris le salut ; deux de ces infortunés, après avoir sauvé la vie à plusieurs personnes, périrent eux-mêmes misérablement dans la presse. Il est aisé de s’imaginer l’affliction et le deuil qui suivirent cette scène tragique toute la nuit fut employée à débarrasser le champ de mort des cadavres dont il était jonché, à les faire porter dans un cimetière proche de la place, et à les faire reconnaître dans ce lieu de désolation par leurs parents et leurs amis. Madame la dauphine, qui arrivait avec Mesdames de France par le chemin de Versailles pour voir l’illumination de la place, ayant appris le malheur qui venait d’arriver, rebroussa chemin ; et, deux jours après, elle envoya, ainsi que M. le dauphin, l’argent de son mois à M. de Sartine, pour le soulagement des malheureux qui avaient fait des pertes dans cette fatale nuit.

Le lendemain, on apprit que M. Bignon, après avoir vu le succès de sa belle fête, était revenu chez lui, en carrosse et en bonne santé, entre dix et onze heures du soir ; qu’à onze heures il avait été dans son lit suivant son usage, et qu’il avait reposé tranquillement et passé une fort bonne nuit. Le surlendemain, il eut l’attention de se trouver à l’Opéra, dans la loge de la ville, pour bien prouver au public qu’il n’était ni malade, ni affligé ;