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l’oubli, il doit savoir gré à M. de Sartine de n’avoir pas voulu permettre la représentation de sa pièce ; elle serait tombée sans éclat ; le refus de la police en a du moins fait parler pendant un instant. Je suis persuadé qu’il cherchera à la faire imprimer, et à la renforcer de notes satiriques ; mais je le défie bien de lui donner de la vogue. Il a voulu aussi faire réimprimer son beau poëme intitulé la Dunciade française, à l’imitation de la Dunciade de Pope, chef-d’œuvre de méchanceté et de platitude, dont personne n’a pu soutenir la lecture en son temps. On dit qu’il a eu la patience de l’augmenter de plusieurs chants, et que la police s’oppose également à la publication de cette noble production. Bientôt ce grand homme sera obligé de chercher dans une terre étrangère la liberté d’injurier les honnêtes gens et le privilège de se faire lire, à moins que son ingrate patrie, revenue de ses injustes préventions, ne se pique de réparer ses injustices, en lui accordant un asile dans ce château royal destiné à loger les hommes dangereux.

Si les Comédiens français ont assigné leurs revenus de cet été sur la recette de cette belle œuvre, il faudra qu’ils cherchent d’autres ressources. Ils ont abandonné leur théâtre du faubourg Saint-Germain à la rentrée des spectacles à Pâques, et ont pris possession de la salle du château des Tuileries, vacante par la transmigration de l’Opéra dans la nouvelle salle du Palais-Royal ; mais ce changement de quartier ne leur a point réussi ; on se plaint qu’on ne les entend pas dans cette salle, et ils y sont plus mauvais que jamais. Peut-être le seul déplacement suffit-il pour faire remarquer une quantité de défauts qu’on n’apercevait plus dans l’autre salle. Quoi qu’il en soit, ce spectacle tombe et penche vers sa décadence totale. Le seul acteur tragique qui lui restait, Le Kain, est très-sérieusement malade, et aura besoin au moins d’une année de repos et de ménagement avant de pouvoir se remontrer sur la scène.

— Vous vous rappelez sans doute la rencontre que fit l’illustre Gil Blas d’une dame appelée dona Mencia de Mosquera, laquelle se réveilla un beau matin en puissance de deux maris à la fois sans sa faute[1]. Le premier était le choix de son cœur : don Alvar de Mello était aimé et digne de l’être : mais à peine

  1. Gil Blas, liv. I. chap. xi.