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Je trouvai sur ma table la réprimande suivante, dont ma conscience ne me permet pas de supprimer une syllabe, et que je ferai même graver sur une table d’airain qui sera suspendue dans ma boutique, pour me rappeler sans cesse la misère de mon métier.


CENSURE.

« Monsieur le maître de la boutique du Houx toujours vert[1], vous rétractez-vous quelquefois ? Eh bien ! en voici une belle occasion. Dites, s’il vous plaît, à toutes vos augustes pratiques que c’est très-mal à propos que vous avez attribué l’incognito à la traduction des Nuits d’Young, par M. Le Tourneur[2]. Dites, sur ma parole, que cette traduction, pleine d’harmonie et de la plus grande richesse d’expression, une des plus difficiles à faire en toute langue, est une des mieux faites dans la nôtre. L’édition en a été épuisée en quatre mois, et l’on travaille à la seconde ; dites encore cela, car cela est vrai. Ajoutez qu’elle a été lue par nos petits-maîtres et nos petites-maîtresses, et que ce n’est pas sans un mérite rare qu’on fait lire des jérémiades à un peuple frivole et gai. Vous n’ignorez pas que la gloire qu’un auteur retire de son travail est la portion de son honoraire qu’il prise le plus ; et voilà que vous en dépouillez M. Le Tourneur ! Et c’est vous, qu’on appelle le juste par excellence, c’est vous qui commettez de pareilles iniquités ! Mais le libraire Bluet, qui s’est chargé de l’ouvrage, qui en a avancé les frais et l’honoraire de l’auteur, que vous a-t-il fait ? Ternir la réputation d’un homme de lettres ! sceller autant qu’il est en soi la porte d’un commerçant ! Ah ! monsieur Grimm ! monsieur Grimm ! votre conscience s’est chargée d’un pesant fardeau ; et il n’y a qu’un moyen de s’en soulager, c’est de rendre incessamment à M. Le Tourneur la justice que vous lui devez. Si vous rentriez en vous-même ce soir, lorsque vous serez de retour de la Comédie-Italienne, où vous vous êtes laissé entraîner par Mme de Forbach ;

  1. Diderot, par une de ces plaisanteries innocentes et gaies que l’on se permet avec ses amis, et qui seraient déplacées dans toute autre société, avait envoyé à Grimm, pour ses étrennes, une enseigne représentant un houx, avec l’inscription au-dessus en demi-cercle : Au Houx toujours vert ; et en bas, avec l’épigraphe ondoyante : Semper frondescit. (Note de Naigeon.)
  2. Voir précédemment, p. 313.