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de sa femme. Un très-petit nombre d’amis y allaient de temps en temps rompre ces tête-à-tête. Sans être jamais nécessaires, ils étaient toujours bien reçus. Le séjour de Paris se réduisait tous les ans à quelques mois de l’hiver. On prétend que le soin de préserver une femme jeune et belle des dangers de la séduction entrait pour quelque chose dans ce genre de vie, et il est assez ordinaire que ceux qui ont été le plus redoutables à l’ordre des maris craignent beaucoup d’être de leur confrérie, lorsque leur tour est venu ; mais ces craintes ne font pas quitter une place qui ajoutait dans ces temps tous les ans une nouvelle fortune à l’ancienne, et accumulait richesses sur richesses sans donner beaucoup d’occupation. Un projet plus noble tourmentait M. Helvétius. Il espérait s’élever une colonne à côté de celle de Montesquieu. Il manqua son coup. Le livre De l’Esprit parut dix ans après l’Esprit des lois. Il ne procura pas à l’auteur cette haute considération dont il s’était flatté ; et il ne dut même sa grande célébrité qu’à la persécution qu’il lui attira. À la cour de la reine et de feu M. le dauphin, M. Helvétius fut regardé comme un enfant de perdition, et la reine plaignait sa malheureuse mère comme si elle avait donné le jour à l’ante-christ. Les jésuites crièrent les premiers, quoique l’auteur les eût beaucoup ménagés, et qu’il eût même compté sur eux. Ils l’engagèrent, peu de jours après la publication de l’Esprit, à signer une rétractation des plus humiliantes, moyennant laquelle ils l’assurèrent que tout serait fini. Mais lorsqu’on vit cet acte de faiblesse, tous les ânes eurent envie de lâcher à l’auteur leur coup de pied, et tous se donnèrent ce passe-temps. Les jansénistes ne voulurent pas laisser la gloire aux jésuites d’avoir seuls tonné dans cette grande occasion. On eut beaucoup de peine à réduire le Parlement à faire brûler le livre sans faire comparaître l’auteur. Il est resté généralement dans les têtes que ce livre contient des principes de morale fort dangereux. Quelle platitude ! Premièrement, la plupart du temps, on n’a pas voulu comprendre la véritable signification des termes. En second lieu, il ne dépend d’aucun livre, fût-il inspiré, de corrompre la morale, comme malheureusement il ne dépend d’aucun philosophe, quelque bavard ou éloquent qu’il puisse être, de perfectionner la morale. Le gouvernement et la législation ont seuls ce pouvoir, et c’est d’après leur action et réaction que la morale