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non-seulement répondre à ces questions, mais à toutes celles que je vous ferai encore. Et comment pourrez-vous rendre le rôle de Néron ou tel autre qu’il vous plaira, si vous ne connaissez pas la vie du personnage que vous voulez représenter, comme la vôtre même ? — J’ai cru, mademoiselle, qu’il suffisait de bien connaître la pièce pour saisir le sens de son rôle. — Et vous avez mal cru, monsieur, vous allez en convenir ; écoutez-moi. Avez-vous quelque teinture de l’histoire ? — Non, mademoiselle, pas beaucoup. — Mais enfin, vous avez bien ouï parler de Henri IV, par exemple ? — Ah ! j’en sais jusque-là. — Vous savez donc tout ce que la couronne de France lui a coûté à conquérir ? — À peu près ; je ne suis cependant pas très-fort sur les détails de sa vie ; je ne la connais, je vous l’avoue, que par la Henriade. — Cela me suffit. Vous savez peut-être aussi que le trône ne fut pas disputé à Louis XIV comme à lui ? — Mais… je le présume, parce que je n’ai jamais ouï dire le contraire. — Eh bien ! si vous aviez à jouer le rôle de ces deux princes, croyez-vous que vous n’auriez pas à changer totalement votre maintien, votre contenance, votre démarche, votre expression, vos accents, et jusqu’à la plus petite nuance de votre rôle ? Ce sont cependant deux monarques français : à l’un et à l’autre on a décerné le surnom de Grand, ils ont régné dans le même siècle. D’où vient donc cette différence ? Cette différence, monsieur, ne vient pas seulement de celle de leur caractère, ne vous y trompez pas ; c’est qu’il y en a une immense dans l’esprit, dans le ton, dans les mœurs, dans les opinions d’un homme qui a conquis son royaume à la pointe de son épée, et dans l’esprit, le ton, les mœurs, les opinions d’un homme né sur un trône affermi. Ce n’est pas tout indépendamment de cette connaissance, qu’on ne peut acquérir que par une étude réfléchie de l’histoire, il est encore nécessaire de la lire pour savoir ce qu’étaient au rôle principal les personnages accessoires que l’auteur a introduits dans sa pièce ; comment il était, comment il vivait avec eux. Cette connaissance bien acquise donne à l’acteur, qui sait voir et sentir, toute la clef de son rôle. Son effort ensuite doit être de s’identifier avec le héros qu’il a à représenter. S’il a bien vu, s’il a senti juste, le reste est une affaire de mémoire et d’habitude qui va toute seule. — Ah ! mademoiselle, vous me désespérez ! — Et d’où vient ? — C’est