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il ne s’accordait que le simple nécessaire, et employait tout le reste de sa fortune à des œuvres de charité ; il s’était fait une infinité de pensionnaires qui perdent tout à sa mort. Je n’en ai fait mention ici qu’à cause d’un mot qu’il dit au scélérat lorsqu’il fut obligé de souffrir qu’on l’amenât devant son lit pour la confrontation. Ce scélérat attribuant son crime à la misère où il se trouvait : « Malheureux ! dit Châtelmont à son assassin, que ne venais-tu me trouver, je t’aurais mis au mois. »

M. Dorat vient de nous donner pour notre printemps un ouvrage tout printanier, intitulé les Baisers, précédés du Mois de mai, poëme[1], brochure grand in-8° de cent et quelques pages, ornée de tant de vignettes et de fleurons qu’elle peut être regardée encore plus comme l’ouvrage de Charles Eisen le dessinateur que de Joseph Dorat le versificateur. Il y a vingt Baisers ; à la tête et à la fin de chacun, il y a un dessin de Charles Eisen : cela fait de bon compte quarante dessins. Le poëme du Mois de mai est également embelli par ce crayon ; comptez encore la vignette du frontispice et une estampe relative au mariage de M. le Dauphin, et vous verrez que le dessinateur emporte au moins les trois quarts de la gloire revenant net de cette magnifique brochure. Ajoutez que le poëte voudrait nous vendre ses Baisers un louis, si nous étions tentés d’acheter si cher un repentir, et vous nous trouverez dégagés de tout compte à rendre sur son quart de gloire en réserve. On peut dire qu’il n’y a point de fille d’Opéra qui vende ses baisers aussi cher que M. Dorat : aussi ces demoiselles trouvent-elles le débit de leur marchandise, et M. Dorat pourrait bien garder la sienne. Ses Baisers sont une imitation libre de ceux de Jean Second, poëte latin du xvie siècle, plein de grâces et de volupté, né à la Haye, et enlevé par la mort à la fleur de son âge. Il n’y a pas l’ombre de volupté dans les Baisers de M. Dorat cela est d’un froid, d’un vide, d’un aride à dessécher le tempérament le moins enclin à la consomption. M. Dorat a traduit, dans sa préface, un morceau de la première élégie de Tibulle, en mauvaise prose, qui tue cependant tous ces vingt Baisers. Il relève à cette occa-

  1. L’un des chefs-d’œuvre du livre à figures. Voir la note du Guide de MM. Cohen et Mehl sur ces illustrations, et sur les prix que les Baisers atteignent dans les ventes.