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nécessité ordonnatrice de toutes choses, avant l’accomplissement de la soixante-dix-septième année, le patriarche, pour se délasser apparemment, vient de se livrer un moment à sa passion pour le genre dramatique, en retouchant une ancienne tragédie du Théâtre-Français depuis longtemps oubliée. Il a fait imprimer cette pièce à Paris, en cachette, et sans mettre personne dans son secret, sous le titre de Sophonisbe, tragédie de Mairet, réparée à neuf. Au reste, ce n’est pas lui qui est le réparateur, comme vous croyez bien il lui faut toujours un prête-nom ; c’est donc M. Lantin qui a retouché la Sophonisbe de Mairet. Ce M. Lantin, dont je n’avais jamais entendu parler, est mort il plus de cinquante ans. Il était, je crois, conseiller au parlement de Bourgogne ; c’est tout ce que j’en sais. La tragédie de Mairet même a été écrite longtemps avant la tragédie du Cid, par Pierre Corneille[1] ; elle est par conséquent une des premières pièces du Théâtre-Français où l’on se soit piqué d’un peu de régularité. Je ne l’ai jamais lue, ainsi je ne dirai point à quel point le réparateur Lantin s’est attaché à son original ou s’en est écarté. Quant au style, la pièce est certainement réparée à neuf et récrite d’un bout à l’autre. Le sujet de Sophonisbe est superbe ; il est traité ici avec une assez grande simplicité ; le caractère de Scipion est bien conçu ; mais comme mon premier devoir est de ne flatter personne, M. Lantin pas plus qu’un autre, malgré mon faible pour lui, je suis obligé de convenir que la plupart des scènes ne sont qu’ébauchées, pas assez filées, et que le tout est languissant et sans vie. Cela peut suffire pour amuser et toucher des enfants, mais cela ne suffit pas pour des hommes. Ce n’est pas de cette manière futile que se traitaient de si grands intérêts. D’ailleurs il ne fallait pas que Massinisse épousât Sophonisbe si vite pour ne la garantir de rien. Il fallait que Scipion mît sa politique à empêcher ce mariage ; c’est la veuve de Siphax que le sénat de Rome veut faire mener en triomphe, et non la femme de Massinisse. Le sang de Siphax fume encore lorsque sa veuve consent d’accepter la main de son vainqueur, et cependant le mariage est fait de façon qu’on ne sait s’il peut être regardé comme valide à l’officialité de Carthage

  1. La Sophonisbe de Mairet est de 1629, et n’est par conséquent antérieure au Cid que de sept années. (T.)