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une idée quand on ne l’a pas vu. J’entreprendrais en vain de vous dépeindre cet acteur dans le rôle de Tancrède. Il est de la figure la plus laide et la plus ignoble, et il devient au théâtre beau, noble, touchant, pathétique, et dispose de votre âme à son gré. Dans toute la tragédie de Tancrède, il ne dit pas un mot qui ne vous ravisse d’admiration ou ne vous arrache des larmes. Il faut compter cet acteur parmi ces phénomènes rares que la nature se plaît à former de temps en temps, mais qu’elle n’est jamais sûre de produire deux fois, parce qu’il faut un concours de circonstances qu’elle ne peut se promettre de rassembler plusieurs fois de suite. Je ne crains pas de dire que ce que nous avons vu dans la salle de la Comédie-Française, le 16 mars dernier, est non-seulement un spectacle unique en Europe, mais que c’est une merveille de notre siècle, qu’aucun autre siècle ne pourra se flatter de voir renaître. Je n’aurai pas à me reprocher de n’en avoir pas joui délicieusement ; j’ai senti l’empire de l’art lorsqu’il a atteint la perfection, et mon âme en a été tellement ébranlée, qu’il m’a fallu plusieurs jours pour la calmer et la remettre dans son assiette ; enfin elle s’est retrouvée dans la sphère des malheurs et du deuil publics, d’où la puissance du génie d’un acteur l’avait enlevée pour quelque temps. Il faut regarder Le Kain comme arrivé au plus haut degré de perfection depuis sa rentrée. Il n’a plus cette lenteur qu’on lui reprochait quelquefois avec raison ; il est d’une simplicité, d’une justesse !… il est sublime.

L’époque de son rétablissement et de sa rentrée a été marquée par la perte de toute sa fortune. Il s’était fait, par ses épargnes, une rente de 1,500 livres, qui fut réduite, l’année dernière, à 600 livres, par les opérations du contrôleur général des finances. Il lui restait une somme de 30,000 francs : c’était toute sa fortune, c’était le fruit de vingt années de travail et de succès, et surtout d’une vie très-frugale. Quand on compare la fortune de Henri Le Kain à celle de David Garrick, le parallèle qui en résulte n’est pas à l’honneur de la France ; mais enfin cette somme modique sur laquelle le Roscius français fondait les ressources de sa vieillesse vient de lui être volée par un dépositaire infidèle, au moment même où il devait la placer d’une manière avantageuse et sûre. En Angleterre, ce malheur aurait été réparé en vingt-quatre heures par une souscription volon-