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faire un enterrement magnifique, et tout le monde admirait cette tenture en blanc, symbole de virginité, dont les personnes non mariées sont en droit de se servir dans leurs cérémonies funèbres. Depuis que Camargo a quitté le théâtre, la danse de tout genre a fait tant de progrès que sa légèreté, tant admirée de son temps, n’aurait obtenu que des applaudissements bien médiocres à côté de Mlle Allard, et d’autres sauteuses moins ingambes que cette dernière ; mais pour aller à la postérité, tout dépend de se trouver à l’époque des jupes raccourcies.

Quant à Carton, elle a vieilli dans l’emploi obscur de chanteuse des chœurs ; mais elle s’était fait un nom par ses aventures amoureuses et ses bons mots. C’était une fille, mais de bonne compagnie pour les hommes, distinguée par son esprit et ses saillies. Elle comptait l’illustre comte de Saxe parmi ses conquêtes. Elle le suivit au fameux camp de Muhlberg, en Saxe, en 1730, où elle eut la gloire de souper avec les deux rois Auguste II de Pologne et Frédéric-Guillaume de Prusse, et les princes leurs fils et leurs successeurs au trône, dont l’un a un peu fait parler de lui depuis[1]. Après cette brillante aventure, Carton n’en revint pas moins en France brailler sur le théâtre de l’Opéra comme auparavant. Elle s’est retirée du théâtre et du monde presque en même temps que Camargo. Elle a été remplacée, quant au département des bons mots, par l’illustre Sophie Arnould, qui a encore trouvé le secret de charmer au théâtre par les grâces de sa figure et de son jeu en chantant, sans voix, la musique la plus détestable et la plus soporifique de l’Europe. L’abbé Galiani se trouvant un jour au spectacle de la cour, tout le monde s’extasia autour de lui sur la voix de Mlle Arnould. On lui demanda son avis : C’est, dit-il, le plus bel asthme que j’aie jamais entendu.

Après nous être arrêtés dans un lieu de perdition et d’ennui tel que l’Opéra français, comment aurons-nous le courage de retourner à la Chine, d’où nous étions partis sous si bonne escorte ? Je ne sais, pour y retourner, d’autre occasion que celle de M. Clerc, ancien médecin des armées du roi, et qui, après avoir été longtemps en Russie médecin du feld-maréchal comte de Rasoumousky, s’est fixé dans le domaine de M. le duc

  1. Frédéric II.