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jolis madrigaux qu’il est impossible de mettre en musique. Bernard a fait quantité de poésies de société et de pièces fugitives, mais il n’en a jamais livré à l’impression. Toutes ses poésies respirent la galanterie ; sa touche est gracieuse, légère et frivole. Si vous voulez vous contenter de fleurs, vous aurez satisfaction ; mais ne demandez rien au delà ; après des fleurs vous aurez encore des fleurs. Le poëme de Bernard intitulé L’Art d’aimer jouit d’une réputation de près de trente ans, sans avoir jamais vu le jour. Il le lisait dans les sociétés où il vivait, et ces lectures étaient toujours accompagnées du plus grand succès. Je n’en ai entendu qu’une seule ; mais j’ose prédire que si ce poëme est jamais imprimé, il fera la plus belle chute du monde, et que tout le monde s’étonnera de la réputation dont il a joui. Bernard avait composé un autre poëme, intitulé Phrosine, qu’il lisait également en société, et que je trouve encore bien plus mauvais que l’Art d’aimer. Son meilleur ouvrage est celui que je ne connais point ; il l’appelait Recueil de poésies orientales : c’était le Cantique des cantiques, mis en vers, et rappelé au premier but de son auteur, celui d’échauffer nos cœurs par des détails lubriques de la volupté profane. On dit cet essai très-supérieur aux autres ouvrages de Gentil-Bernard ; mais je ne l’ai point vu[1]. Gentil-Bernard était donc l’Anacréon de la France c’était un Anacréon frisé, poudré, fanfreluché, que Baudouin aurait pu peindre étalé sur un sopha, dans un boudoir, en robe de chambre et caleçon de taffetas, et en pantoufles de maroquin jaune. Le même bon esprit qui lui fit constamment dérober ses productions au jour l’empêcha aussi d’aspirer à aucune sorte d’honneurs littéraires. Il n’y a pas trois mois que l’Académie française, menacée d’une grande disette de sujets académiques, lui fit entendre qu’il pourrait obtenir une des places vacantes, s’il voulait se mettre sur les rangs ; mais il refusa, disant qu’il n’avait point de titre pour solliciter cette distinction. Avec cet esprit de modération, il échappa à la censure et à l’envie, et vécut heureux ; et il faudrait compter Bernard au nombre des hommes les plus heureux de son temps, s’il n’avait, pour ainsi dire, survécu à lui-même,

  1. Cette imitation du Cantique des cantiques a été imprimée pour la première fois dans les Œuvres de Bernard, édition de 1803, 2 vol.  in-8°, sous le titre de Dialogues orientaux. On y trouve aussi Aminte et Médor, tableau nuptial, etc. (T,)