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quatre-vingt-treize ans. Il était parvenu à cette extrême vieillesse sans aucune infirmité, et il conserva la présence, la netteté, la précision d’esprit ainsi que l’usage intact de tous les sens, jusqu’au dernier moment de sa vie. Il y a apparence qu’il aurait poussé plus loin sa carrière, si, dans les froids rigoureux du mois de janvier, il n’avait gagné une fluxion de poitrine en allant dîner chez M. le prince de Conti. Après cette fluxion de poitrine il lui survint un érysipèle à la cuisse d’où il s’ensuivit la dissolution du sang et la gangrène. On ne pouvait cependant lui reprocher de ne savoir pas se précautionner contre le froid : son vieux valet de chambre, Rendu, avait établi une sorte de concordance entre son thermomètre et les différentes étoffes de la saison ; son maître lui demandait le matin à quoi est le thermomètre ? et Rendu répondait, à la ratine, ou au velours, ou à la fourrure, suivant le degré de froid. Mais le jour fatal où M. de Mairan devait dîner au Temple chez M. le prince de Conti, il eut pitié de ses porteurs ; il ne voulut pas qu’ils fissent, par un temps aussi rigoureux, une course aussi considérable que celle du Louvre au Temple ; il se mit dans un fiacre qui ne put le mener qu’à la porte du Temple ; il fallut traverser les cours à pied : il prit du froid, et rentra chez lui pour n’en plus sortir. Jusqu’à ce moment il était sorti tous les jours de sa vie, et tous les jours il remontait les quatre-vingt-seize ou cent marches du grand escalier du Louvre pour rentrer chez lui. Il vivait dans la bonne compagnie de Paris, généralement estimé, honoré, considéré ; il dînait presque tous les jours en ville, passait l’après-midi à faire des visites, et rentrait le soir dans son asile littéraire. M. de Mairan avait tout ce qu’il fallait pour vivre longtemps. L’esprit sage, la tête bien faite, une grande égalité d’humeur, beaucoup de modération dans les passions, ou plutôt point de passions, assez de sentiment pour mériter l’estime de ceux qui vivaient avec lui dans les mêmes sociétés et pour contracter de ces liaisons d’égards et de politesse qui lui suffisaient, qui n’ont pas à la vérité les charmes de l’amitié, mais qui n’en entraînent pas non plus les obligations ; pas assez de chaleur dans l’âme pour se sentir le besoin d’un attachement qui maîtrise, d’un ami qui dispose à son gré du calme, de la sérénité, du bonheur ou du malheur de nos jours ; d’ailleurs beaucoup de prudence et de prévoyance, beaucoup d’attention pour lui-même, beaucoup