Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

volume au plus haut degré de réputation. Ainsi, cette première persécution lui tourna à gloire et à profit ; mais la dernière lui devint funeste.

Il fallut continuer l’ouvrage, pour ainsi dire, dans les ténèbres et achever la composition et l’impression de dix volumes in-folio avant d’en publier un seul. Il est vrai qu’un grand nombre de gens de mérite se chargèrent généreusement, sans intérêt comme sans gloire, puisqu’ils n’étaient ni payés ni nommés, d’une grande partie de l’ouvrage ; mais il est vrai aussi que d’autres travailleurs de conséquence désertèrent, et M. d’Alembert fut de ce nombre. M. Diderot lui-même, chargé comme par le passé du fardeau entier de la révision et de l’édition, et forcé de hâter sa besogne de peur de quelque nouvel orage, fut réduit à faire plutôt le métier d’éditeur manœuvre que les fonctions d’auteur. Un grand nombre d’articles de toute espèce et des plus essentiels fut abandonné à M. le chevalier de Jaucourt, homme d’un grand zèle et d’un travail infatigable, mais compilateur impitoyable qui n’a fait que mettre à contribution les livres les plus connus et souvent les plus médiocres. Le plan général de l’ouvrage devait d’ailleurs infiniment souffrir de cette clandestinité forcée, et il en est arrivé qu’on lit la plupart du temps le blanc et le noir sur la même matière dans la même page, par deux plumes différentes, sans compter la confusion générale, les omissions devenues irréparables, les fautes et les méprises inévitables. Eh bien, malgré toutes ces imperfections de toute espèce, l’ouvrage sera toujours précieux par une infinité de côtés, et cette entreprise fera une des plus grandes et des plus mémorables époques de la littérature ; mais si elle avait été favorisée par la protection du souverain, elle serait devenue une époque illustre et glorieuse de son règne, et un monument unique élevé à l’honneur des lettres et de la philosophie.

Mais le coup le plus pénible et le plus funeste qui ait été porté à l’Encyclopédie est resté absolument ignoré du public, et c’est une anecdote assez intéressante et assez curieuse pour être consignée dans ces fastes ignorés des profanes. Je doute qu’on trouve dans l’histoire entière de la littérature, pour la hardiesse et la bêtise réunies, un trait pareil à celui que je vais rapporter.