Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doute resté en Portugal après la conclusion de la paix. Le général Clerk traversa alors l’Espagne et vint à Paris, où il s’arrêta fort longtemps. C’est un homme d’esprit, mais grand parleur, et même fatigant par le tic qu’il a d’ajouter à chaque phrase qu’il prononce un hem ? de sorte qu’il a l’air de vous interroger continuellement, quoiqu’il n’attende jamais votre réponse. Malgré cela nous nous en accommodions fort bien, et il n’y a que Mme Geoffrin, à qui il faut une grande variété de personnes et de choses, et qui n’aime pas à s’arrêter longtemps sur le même objet, qui ne puisse penser encore aujourd’hui au général Clerk sans ressentir un frémissement universel par tout le corps. Le baron d’Holbach lui avait mené cet étranger, et après les premiers compliments, et une visite d’une demi-heure, il s’était levé pour s’en aller. M. Clerk, au lieu de suivre celui qui l’avait présenté, comme c’est l’usage dans une première visite, reste. Mme Geoffrin lui demande s’il va beaucoup aux spectacles ? « Rarement. — Aux promenades ? — peu. — À la cour, chez les princes ? — On ne saurait moins. — À quoi passez-vous donc votre temps ? — Mais quand je me trouve bien dans une maison, je cause et je reste. » À ces mots Mme Geoffrin pâlit. Il était six heures du soir ; elle pense qu’à dix heures du soir M. Clerk se trouvera peut-être encore bien dans sa maison ; cette idée lui donne le frisson de la fièvre. Le hasard amène M. d’Alembert ; Mme Geoffrin lui persuade au bout de quelque temps qu’il ne se porte pas bien, et qu’il faut qu’il se fasse ramener par le général Clerk. Celui-ci, charmé de rendre service, dit à M. d’Alembert qu’il est le maître de disposer de son carrosse, et qu’il n’en a besoin, lui, que le soir pour le ramener. Ces mots furent un coup de foudre pour Mme Geoffrin, qui ne put jamais se débarrasser de notre Écossais, quelque changement qu’il survînt successivement dans son appartement par l’arrivée et le départ des visites. Elle ne pense pas encore aujourd’hui de sang-froid à cette journée ; et elle ne se coucha pas sans prendre ses mesures contre le danger d’une seconde visite. Je n’ai pas pu lui persuader que le général Clerk fût un homme de bonne compagnie. Dans le fait, je ne lui ai connu de tort fondé qu’avec ses chevaux, qu’il faisait venir à quatre heures et demie dans les maisons où il avait dîné, et qui se morfondaient ordinairement à son carrosse au milieu de