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On remarque que, depuis quelque temps, le patriarche parle avec humeur de son siècle. Il a tort ; et je m’en tiens à un de nos anciens arrêts : c’est qu’à tout prendre, ce siècle en vaut bien un autre. Si nous n’avons pas tout le goût imaginable, il est certain du moins que jamais le bon goût n’a été plus général qu’aujourd’hui. Si les hommes de génie sont rares parmi nous, la considération dont ils jouissent dans le public prouve le cas qu’on en fait ; et si un poëte n’était pas en droit de dire et d’avoir de l’humeur quand il lui plaît, on pourrait accuser celui de Ferney d’ingratitude envers sa nation, lui qui ne peut pas envoyer ici une ligne sans qu’on se l’arrache, et dont l’Épître de l’empereur de la Chine a déjà été copiée mille fois peut-être depuis qu’elle est arrivée à Paris. Nous aimons les vers plus que jamais ; mais nous aimons moins que jamais les vers médiocres. Nous honorons les hommes de génie du siècle passé, mais plus le goût s’étend et se perfectionne, moins nous sommes convaincus que tout est épuisé au contraire nous||undefined voyons devant nous des richesses immenses, dont nous n’avons pas encore joui, et nous désirons qu’il naisse parmi nous des génies assez heureux pour nous les procurer. Il n’est pas vrai que Molière soit oublié, ni que Boileau soit méprisé ; jamais ils n’ont joui d’une plus haute considération ; mais il est vrai que M. Sedaine a fait une tragédie en prose, qu’elle est reçue à la Comédie-Française, qu’elle sera peut-être jouée avant Pâques, et que M. de Voltaire a peur que ce nouveau genre, s’il réussit, ne fasse tort à la tragédie en vers#1. Quant à nous, si ce nouveau [1]

  1. Cette tragédie était Maillard, ou Paris sauvé. Voltaire écrivait à ce sujet à M. d’Argental, le 26 septembre 1770 : « On m’a parlé d’une tragédie en prose qui, dit-on, aura du succès. Voilà le coup de grâce donné aux beaux-arts.

    Traître, tu me gardais ce trait pour le dernier !

    « J’ai vu une comédie où il n’était question que de la manière de faire des portes et des serrures. Je doute encore si je dors ou si je veille. » Ce dépit de Voltaire, qui le rendait injuste même envers la Gageure imprévue, influa sur l’esprit de Le Kain, et porta cet acteur à déclarer qu’il ne prostituerait pas son talent à faire valoir de la prose. La défense, faite par l’autorité, de représenter et même d’imprimer cette pièce mit fin à tous les débats. « Elle n’aurait dû être défendue, dit La Harpe, que par la police du Parnasse. » Cependant elle fut jouée à Stockholm et à Pétersbourg par l’ordre même des souverains de Suède et de Russie, et fut publiée en 1788. Sedaine fit représenter, en septembre 1789, Raymond V, ou le Troubadour, comédie remplie de traits contre le duc de Duras pour se venger de ce que ce seigneur avait mis empêchement à la représentation de Maillard. (T.)