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quelle perfection ne le jouait-il pas ! Un des hommes les plus droits, les plus francs, les plus honnêtes qui aient exercé la profession difficile de comédien, Montménil, jouait, avec le même succès, Ariste dans la Pupille, Tartuffe, l’Avocat Patelin, Mascarille dans les Fourberies de Scapin ; je l’ai vu, et à mon grand étonnement, il avait le masque de ces rôles. Ce n’était pas naturellement, car la nature ne lui en avait donné qu’un, le sien il tenait donc les autres de l’art ? Est-ce qu’il y a une sensibilité artificielle ?

Pour un endroit où le poëte a senti plus fortement que l’acteur, il y en a cent où l’acteur sent plus fortement que le poëte ; et rien n’est plus dans la vérité que cette exclamation de Voltaire, entendant jouer la Clairon dans une de ses pièces : Est-ce bien moi qui ai fait cela ? D’où cela venait-il ? Est-ce que Mlle Clairon en sait plus que M. de Voltaire ? Sans doute ; son modèle idéal, en déclamant, était bien au delà du modèle idéal que le poëte s’était fait en écrivant : mais ce modèle idéal n’était pas elle. Que faisait-elle donc ? Elle copiait de génie ; elle imitait le mouvement, les actions, les gestes, toute la nature d’un être fort au-dessus d’elle ; elle jouait, et jouait sublimement.

Allez chez Mlle Clairon, et voyez-la dans les transports réels de sa colère ; si elle y conserve son maintien, ses accents, son action théâtrale, elle vous fera rire, et vous l’auriez admirée au théâtre. Que faites-vous donc dans ce cas, et que signifie votre rire, si ce n’est que la sensibilité réelle et la sensibilité simulée sont deux choses fort diverses ; que la colère réelle de Mlle Clairon ressemble à de la colère jouée, et que, par conséquent, il y a deux colères que vous savez fort bien discerner ? Les images des passions au théâtre n’en sont donc pas les vraies images ; ce sont donc des portraits outrés, assujettis à des règles de convention. Or, je demande quel est l’acteur qui se renfermera le plus strictement dans ces règles données ? Quel est celui qui saisira le mieux cette emphase prescrite, ou de l’homme qui est dominé par son propre caractère, ou de celui qui s’en dépouille pour en prendre un autre

    théâtre, il était assidu au spectacle ; mais, depuis environ vingt ans, il n’y a été qu’en passant, pour voir de temps en temps quelque nouvelle pièce, par courtoisie pour l’auteur. (Grimm.)