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Ce n’est pas, encore un coup, celui qui est hors de lui-même, c’est celui qui est froid, qui se possède, qui est maître de son visage, de sa voix, de ses actions, de ses mouvements, de son jeu, qui disposera de moi.

Garrick montre sa tête entre les deux battants d’une porte, et je vois en deux secondes son visage passer rapidement de la joie extrême à l’étonnement, de l’étonnement à la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement au désespoir, et descendre avec la même rapidité du point où il est à celui d’où il est parti. Est-ce que son âme a pu éprouver successivement toutes ces passions et exécuter, de concert avec son visage, cette espèce de gamme ? Je n’en crois rien.

Sedaine donne son Philosophe sans le savoir la pièce chancelle à la première représentation, et j’en suis affligé ; à la seconde, son succès va aux nues, et j’en suis transporté de joie. Le lendemain, je cours après Sedaine, il faisait le froid le plus rigoureux ; je vais dans tous les endroits où j’espère le trouver. J’apprends qu’il est à l’extrémité du faubourg Saint-Antoine ; je m’y fais conduire : je l’aborde, je lui jette les bras autour du cou ; la voix me manque et les larmes me coulent le long des joues voilà l’homme sensible et médiocre. Sedaine, froid, immobile, me regarde et me dit : Ah ! monsieur Diderot, que vous êtes beau ! voilà l’observateur et l’homme de génie.

L’homme sensible obéit à l’impulsion de la nature, et ne rend précisément que ce que son propre cœur lui fournit ; le comédien observe, se saisit des phénomènes que le premier lui présente, et découvre encore d’étude et de réflexion tout ce qu’il peut y ajouter pour le plus grand effet.

À la première représentation d’Inès de Castro, on amène les enfants, et le parterre se met à rire. La Duclos, qui faisait Inès, indignée s’écrie : Ris donc, sot parterre, au plus bel endroit de la pièce ! Le parterre l’entendit, se contint ; l’actrice reprit son rôle et ses larmes, et celles du spectateur coulèrent. Quoi donc ! est-ce qu’on passe ainsi rapidement d’un sentiment profond à un autre sentiment profond, de l’indignation à la douleur ? Je ne le conçois pas, son indignation était réelle et sa douleur simulée.

Quinault-Dufresne joue le rôle de Sévère dans Polyeucte. Il était envoyé par l’empereur Décius pour persécuter les chré-