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ver qu’il n’avait point de tête ; car tout ministre qui ne prévoit pas les suites des mesures qu’il prend, et qui ne tient pas ses moyens tout prêts pour y remédier ; tout ministre qui ne sait pas calculer et le caractère de ceux dont il dépend, et la tournure des esprits auxquels il a affaire, n’est certainement qu’un homme ordinaire. M. de Silhouette ne savait que le jeu des ambitieux, celui d’exciter, moyennant une forte cabale, un grand mouvement passager dans le public : en faveur de sa première opération, il fut traité comme le sauveur de la France ; on fit des vers, de la prose, des estampes ; mais tout ce beau feu était un feu de paille, et le déchaînement public succéda bientôt et renversa le sauveur de son piédestal. Il savait beaucoup, il parlait avec précision et netteté, mais il manquait de génie ; il croyait que ce qui se faisait en Angleterre était praticable en France, que Louis XV se conduirait comme George II, et son court ministère ne fut qu’un enchaînement de paralogismes.

Il fut aussi un spectacle bien moral, quoique bien commun pour un philosophe ; on vit cet homme, qui avait employé toute la sagacité et toutes les facultés de son esprit pour parvenir au faîte, s’y soutenir un instant, et ensuite mourir de chagrin d’en être tombé. Lorsque M. le duc de Choiseul lui fit concevoir qu’il fallait se démettre de sa place, il se mit à pleurer comme un enfant ; de là il alla au conseil, où il parla comme un ange sur l’état des finances du royaume, après quoi il demanda à se retirer. C’était le chant du cygne, qui est toujours si mélodieux au moment de la mort ; mais la place qu’il occupait demandait un aigle et non pas un cygne. Retiré, il tomba bientôt dans la mélancolie et le marasme, et mourut dans la plus haute dévotion sans avoir vécu soixante ans. Il avait été toute sa vie zélé catholique et fort attaché au parti des jésuites ; c’était un des moyens les plus usités parmi les ambitieux pour avancer. Beaucoup de gens le regardaient comme un insigne hypocrite ; mais il se peut qu’à force de s’être menti à lui-même sans discontinuer, il se soit à la fin persuadé lui-même. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’avait point de vertus ni publiques ni privées, et qu’il était de ces gens qui n’ont jamais osé regarder personne en face.

Son désintéressement se manifesta dans les premiers mois de son ministère. Il acheta des héritiers d’un traitant une an-