Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/155

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

publics les papiers informes qui composent ce Voyage n’ont certainement pas eu à cœur la réputation de l’auteur ; son Voyage n’a fait nulle sensation, et c’est ce qui pouvait lui arriver de plus heureux. Et puis, comptez sur les réputations ! M. de Silhouette a passé quarante ans de suite pour une excellente tête, pour une grande tête, pour un homme d’État ; et il parcourt quatre des plus grandes contrées de l’Europe sans qu’il lui échappe une remarque que vous voulussiez recueillir ; vous croiriez souvent voyager avec un capucin, tant il est plat et bigot.

C’est que M. de Silhouette était un homme médiocre, mais doué de la plus forte dose d’ambition possible. L’art de ces sortes de caractères consiste à entretenir le public dans une haute idée de leur capacité, sans jamais se commettre par des épreuves précises. Moyennant cet art et beaucoup de souplesse dans le caractère, M. de Silhouette s’éleva insensiblement de l’état le plus obscur aux premières places du ministère. Il s’attacha d’abord à M. le maréchal de Noailles, qui le plaça auprès de feu M. le duc d’Orléans en qualité de secrétaire de ses commandements ; de cette place il s’éleva à celle de chancelier garde des sceaux de ce prince ; et quoique M. le duc d’Orléans d’aujourd’hui, en partant pour l’armée, en 1757, le congédiât et donnât sa place à M. l’abbé de Breteuil, quoique Mme de Pompadour regardât dans ce temps-là M. de Silhouette comme un homme à systèmes, et par conséquent dangereux, il sut si bien la faire revenir de ces impressions défavorables qu’en 1759 il fut nommé contrôleur général des finances et ministre d’État.

Il est vrai que son ministère ne dura guère au delà de six mois, et qu’il n’eut pas seulement la satisfaction de se voir dans l’Almanach royal sous ces qualifications. C’était alors la mode de changer souvent de ministres et d’en essayer de différentes espèces, sans doute dans l’espérance de rencontrer à la fin le véritable. Feu Mme la duchesse d’Orléans envoya un jour un de ses gentilshommes faire compliment à je ne sais plus quel ministre sur sa nomination ; et, après avoir donné sa commission et laissé faire au commissionnaire quelques pas, elle le rappela et lui dit : « Informez-vous cependant auparavant s’il est encore en place. » M. de Silhouette n’y fut que pour prou-