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Quel jeu plus parfait que celui de Mlle Clairon ? Cependant suivez-la, étudiez-la, et vous vous convaincrez bientôt qu’elle sait par cœur tous les détails de son jeu comme toutes les paroles de son rôle. Elle a eu sans doute dans sa tête un modèle auquel elle s’est étudiée d’abord à se conformer ; sans doute elle a conçu ce modèle, le plus haut, le plus grand, le plus parfait qu’elle a pu ; mais ce modèle, ce n’est pas elle : si ce modèle était elle-même, que son imitation serait faible et petite ! Quand, à force de travail, elle a approché de ce modèle idéal le plus près qu’il lui a été possible, tout est fait. Je ne doute point qu’elle n’éprouve en elle un grand tourment dans les premiers moments de ses études ; mais ces premiers moments passés, son âme est calme ; elle se possède, elle se répète sans presque aucune émotion intérieure, ses essais ont tout fixé, tout arrêté dans sa tête : nonchalamment étendue dans sa chaise longue, les yeux fermés, elle peut, en suivant en silence son rôle de mémoire, s’entendre, se voir sur la scène, se juger et juger les impressions qu’elle excitera. Il n’en est pas ainsi de sa rivale, la Dumesnil : elle monte sur les tréteaux sans savoir ce qu’elle dira ; les trois quarts du temps elle ne sait ce qu’elle dit, mais le reste est sublime.

Et pourquoi l’acteur différerait-il en cela du statuaire, du peintre, de l’orateur, du musicien ? Ce n’est pas dans la fureur du premier jet que les traits caractéristiques se présentent à eux ; ils leur viennent dans des moments tranquilles et froids, dans des moments tout à fait inattendus : alors, comme immobiles entre la nature humaine et l’image qu’ils en ont ébauchée, ils portent alternativement un coup d’œil attentif sur l’une et sur l’autre, et les beautés qu’ils répandent ainsi dans leurs ouvrages sont d’un succès bien autrement assuré que celles

    tion que j’étais le personnage même, et que je n’étais plus l’acteur qui le joue ; j’ai été vrai comme je le serais chez moi, mais pour l’optique du théâtre il faut l’être autrement. La pièce, ajouta Molé, se rejoue dans quelques jours ; venez la voir encore et placez-vous dans les premières coulisses. » M. Lemercier s’y trouva avec exactitude ; au moment où arrive la fameuse scène, Molé tourne la tête de son côté et lui dit à voix basse : « Je suis bien maître de moi, vous allez voir. » Et, en effet, M. Lemercier m’a assuré que l’acteur avait produit une sensation beaucoup plus forte que le premier jour, et qu’il n’avait jamais vu plus d’art et plus de calcul pour remuer profondément les spectateurs. Cette anecdote vient complètement à l’appui de l’opinion de Diderot. (T.)