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MAI 1768.

exposé à la dernière misère, et peut-être au crime. Son sombre désespoir lui persuade que le plus grand service qu’il puisse rendre à son fils, c’est de le garantir à jamais des vicissitudes du sort, en le faisant passer de ce sommeil au sommeil éternel. Obsédé de cette idée, il tire un couteau pour frapper son fils ; mais il n’ose achever cet horrible sacrifice. Le couteau échappe de ses mains. L’enfant se réveille tout effrayé. La mère revient, et annonce en vain une révolution aussi heureuse qu’imprévue, arrivée dans la fortune de son mari. Déjà le poison opère, la pâleur de la mort et ses angoisses succèdent à la violence des agitations et des remords, et Béverley expire après une longue et douloureuse agonie.

Le grand défaut de cette pièce, telle qu’elle a été représentée sur notre théâtre, c’est la faiblesse de l’intrigue et le défaut de naturel et de vérité. Il n’est pas vrai que les choses se soient ainsi passées dans la maison de M. Béverley. Les trois premiers actes se consument en allées et venues perpétuelles et inutiles. Les personnages arrivent sans projet et s’en retournent de même, et se tournent toujours le dos lorsqu’ils auraient le plus besoin les uns des autres. Ce malheureux Béverley a une femme dont il est adoré, une sœur qui s’intéresse vivement à lui ; il a dans Leuson un ami sage et ferme qui pénètre très-bien les infâmes projets de Stuckely ; il ne demande lui-même qu’à être retenu sur le bord du précipice qu’il voit toujours entr’ouvert sous ses pas. Il ne se fait pas un seul instant illusion sur sa situation ; il aime sa femme et sa sœur ; s’il a quelques soupçons sur la droiture de Leuson, un mot, un éclaircissement de deux minutes les détruiraient sans retour ; mais personne ne vient à son secours : on l’abandonne sans miséricorde à sa passion, à sa funeste étoile, et à la perfidie de Stuckely. Sa femme n’est là que pour faire parade d’une fausse délicatesse, d’un faux calme, d’un faux désintéressement, qui ne sont pas dans la nature. On attache une trop grande importance au sacrifice qu’elle fait de ses diamants, assez bêtement, puisqu’ils sont joués et perdus un moment après ; ou plutôt le poëte n’a pas su tirer parti de ces diamants. Si Sedaine s’était mis dans la tête de les employer, vous verriez quel rôle ils auraient joué. Du moins fallait-il qu’en les enlevant à sa femme, Béverley eût découvert qu’une partie de ces bijoux avait déjà servi à soutenir cette femme mal-