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MAI 1768.

Cette pièce a été jouée à Londres sans succès, et elle a si peu de réputation dans sa patrie que, parmi plusieurs Anglais que j’ai questionnés, il ne s’en est trouvé aucun qui ait pu me dire le nom de l’auteur. Il y a environ dix ans qu’elle tomba entre les mains de M. Diderot. Frappé de quelques traits, il se mit à en croquer une traduction pour la faire connaître à quelques femmes avec lesquelles il se trouvait à la campagne. On imprima presque en même temps une autre traduction de cette pièce, peut-être plus fidèle, parce que M. Diderot ne se fait jamais faute d’ajouter ce qui peut se présenter de beau sous sa plume ; mais cette seconde traduction étant d’ailleurs maussade, la pièce ne fit pas plus de sensation en France qu’en Angleterre[1]. Alors M. Saurin s’empara du manuscrit de M. Diderot, et, après s’être assuré que celui-ci ne comptait en faire aucun usage, il entreprit d’enrichir la scène française de cette pièce.

Si vous vous rappelez l’original ou la mauvaise traduction qui en a été faite, vous savez que le but de l’auteur anglais a été de tracer un tableau affreux de tous les malheurs que peut entraîner la passion du jeu. En conséquence, il a marié son joueur. M. Béverley a une femme charmante et d’une humeur angélique, qui, au milieu de tous les malheurs auxquels la funeste passion de son mari l’expose, conserve pour lui l’attachement le plus tendre et dans son intérieur une douceur inaltérable. M. Béverley a une sœur d’un caractère un peu plus vif et plus décidé, mais non moins honnête que celui de Mme Béverley. Elle est promise en mariage à Leuson, ami de Béverley, homme d’un rare mérite et d’une droiture à toute épreuve. Lorsque la pièce commence, Béverley est entièrement ruiné par le jeu. On voit, dans la première scène, sa femme, dans un appartement absolument démeublé et dépouillé, attendre le retour de son mari. Un vieux domestique de la maison, appelé Jarvis, se montre ; et quoique ce personnage ne soit qu’épisodique, il est peut-être le plus touchant et le plus pathétique de la pièce. Béverley joue et perd dans le cours de la pièce la fortune de sa sœur, dont il était le dépositaire. Leuson, qui découvre ce malheur avant qu’il soit connu, vient trouver sa maîtresse, lui

  1. Le Joueur, tragédie bourgeoise, traduite de l’anglais (d’Édouard Moore, par l’abbé Bruté de Loirelle, censeur royal), Londres et Paris, 1762, in-12. Pendant longtemps cette pièce a été faussement attribuée à Lillo. (B.) — Voir t. V, p. 175.