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MAI 1768.

rôles étaient remplis par les principaux acteurs de la Comédie-Française, et entre autres celui de Pyrrhus par Molé, et celui d’Oreste par Le Kain. Il n’y a pas moyen de juger une actrice sur un seul rôle et d’après une représentation unique. Mais voici ce qu’il m’a paru de Mme Vestris : elle est d’abord très-jolie, elle a de la grâce, la taille bien prise, les plus beaux yeux du monde ; mais elle n’a pas les traits assez grands et assez nobles pour le haut tragique. Elle ressemble plutôt à une suivante charmante qu’à une belle princesse. Elle a certainement de l’intelligence, mais je doute qu’elle ait de l’âme ; dans un rôle tout passionné, il ne lui est échappé aucun de ces accents qui provoquent les larmes et qui déchirent le cœur, et elle a incomparablement mieux dit les choses de fierté que les vers de sentiment. On lui a trouvé la prononciation vicieuse, elle grasseye un peu ; mais ce défaut n’est ni choquant à un certain point, ni impossible à corriger ou du moins à pallier. Elle ne sait pas marcher sur le théâtre ; mais son beau-frère peut le lui apprendre. Elle a de la grâce, mais aussi de l’uniformité dans son geste. Elle a surtout le tic de porter sa main à sa bouche, et de laisser tomber ensuite son bras en deux temps égaux jusqu’à la ceinture, et puis de recommencer ; mais ces petits défauts se corrigent vite. Je parierais qu’elle a la voix très-agréable en chambre ; mais elle ne l’a pas assez forte sur le théâtre, du moins pour les grands rôles tragiques, et c’est le défaut qui me chagrine le plus. Je suis plus persuadé que jamais que les grands coups que peuvent frapper un orateur, un acteur, une actrice, dépendent absolument de la force de la voix et de la beauté de l’organe ; c’est cette voix pleine et sonore qui a fait principalement la réputation de Mlle Clairon. Vous avez beau concevoir avec justesse, sentir avec force, comment rendrez-vous ce que vous concevez, ce que vous sentez, si un organe frêle et inflexible se refuse à suivre les impressions de votre âme ? On n’est plus étonné de tous les pénibles efforts, de ces exercices continuels que s’imposa Démosthène pour se fortifier la voix et pour la maîtriser, quand on a remarqué qu’avec une voix sensible et touchante un prédicateur en chaire est sûr d’émouvoir en débitant les plus grandes pauvretés ; nous sommes plus machines que nous ne croyons. L’essai de Mme Vestris a en général réussi :