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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

valier. — Je ne vous croyais pas si âgé, lui dit M. de Saint-Lambert. — Quand je dis soixante ans, reprend le chevalier, je ne les ai pas encore tout à fait… non, pas tout à l’heure… mais… — Mais enfin, quel âge au juste avez-vous ?… — J’ai cinquante-cinq ans faits ; mais ne voulez-vous pas que je m’assujettisse à changer d’âge tous les ans comme de chemise ? »

Un jour, il voulut faire l’éloge de la taille d’une femme, et au lieu de dire qu’elle a une taille de nymphe, il dit : « Elle a la taille comme Mlle Allard. — Vous ne rencontrez pas heureusement, lui dis-je ; on peut louer Mlle Allard par bien des côtés, mais on n’a jamais cité sa taille comme belle… — Ah ! ah ! reprend-il, je ne la connais point, et ne l’ai jamais vue ; mais comme tout le monde parle de Mlle Allard, je crois pouvoir en parler aussi. »

Nous étions un jour chez Mme Geoffrin, le chevalier, M. d’Alembert et moi, et nous causions. M. d’Alembert et moi nous étions assis ; le chevalier, droit, appuyé contre la cheminée, sommeillait, et avait peine à soutenir sa tête. « Il me semble, chevalier, lui dis-je, que notre conversation vous amuse beaucoup, puisqu’elle vous endort tout debout ? — Oh ! non, dit-il en hochant la tête et avec son ton innocent et naïf, je dors quand je veux. »

En voilà assez pour un commencement de Lorenziana, que je compléterai à mesure que les traits remarquables, échappés à la bouche précieuse de notre chevalier, s’offriront à ma mémoire.

— La première feuille du Courrier de la mode a heureusement paru, et la France possède un Journal du goût. Dans cette première feuille, l’auteur cherche, comme de raison, à donner quelques notions générales ; il nous apprend que l’habillement français semble vouloir se rapprocher de jour en jour du beau naturel : il nous rend compte de plusieurs révolutions importantes, que j’avais le malheur d’ignorer entièrement. Je vois avec étonnement que les Hollandaises et les Tronchines sont écrasées par le négligé dit polonais ; que les bonnets à la sultane, à la rhinocéros, ont été exterminés par les bonnets à la clochette et par ceux à la débâcle ; mais surtout la gertrude a subjugué toutes les têtes, et il n’est pas encore décidé si la moissonneuse, qui vient d’être inventée, l’emportera sur la