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MAI 1768.

Lorenzi est un gentilhomme de Toscane, où son frère aîné a été longtemps ministre de France. Lui-même a servi dans les armées de France, et s’est retiré du service peu de temps après la conquête de Minorque, avec le grade de colonel. Il est chevalier de l’ordre de Saint-Étienne de Toscane. Son séjour en France ne lui a pas fait perdre son accent italien, et la vérité qu’il met dans tous ses discours contribue à lui conserver cet accent par la manière dont il appuie sur les mots qu’il prononce. C’est un très-honnête et loyal gentilhomme qui a toujours vécu dans la meilleure compagnie de Paris, et qui a toutes les vertus de société, excepté celle de se faire valoir. On découvrit, il y a environ dix ans, par hasard, qu’il était assez pauvre ; jusque-là personne n’en avait rien su. Quant à lui, il ne le saura de sa vie. Son goût l’a toujours porté aux sciences abstraites, à la géométrie, à l’astronomie, et il en a pris l’habitude d’évaluer les événements de la vie et de les réduire à des valeurs géométriques. Il est naturellement rêveur, distrait, naïf, simple, toujours vrai, sérieux et grave. Le plaisant de ses traits consiste en ce que les opérations de sa tête se font lentement et difficilement, qu’il a de la peine à assortir l’expression à son idée, qu’il supprime ordinairement toutes les intermédiaires entre deux propositions, qu’il répond souvent à sa tête, au lieu de répondre à ce qu’on lui dit. Comme il n’est frappé que par le côté vrai ou faux d’un objet, et jamais par le côté plaisant, il entend la plaisanterie mieux que personne, et l’on peut rire de lui et de ses propos tant qu’on veut sans le fâcher, mais aussi sans lui faire perdre son sérieux.

Étant donc de retour à Paris, où il a si souvent embelli la société pour moi, je le trouvai chez Mme Geoffrin ces jours passés, et je le vis s’embarrasser de la généalogie de deux femmes avec lesquelles il passe sa vie, et qui portent le même nom quoiqu’elles soient de deux branches très-éloignées. Mme Geoffrin chercha inutilement à le dépêtrer de ces filets généalogiques, et lui dit enfin : « Mais, chevalier, vous radotez ; c’est pis que jamais… — Madame, lui répond le chevalier, la vie est si courte ! »

Le lendemain, il alla avec M. de Saint-Lambert à Versailles. En cheminant ils causent, et M. de Saint-Lambert par occasion lui demande son âge. « J’ai soixante ans, lui répond le che-