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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

été plus blessés que s’il avait fait un pamphlet de plus contre la sainte Église ; et peu s’en faut que les gens du monde et les neutres ne l’aient regardée comme une action avilissante. Au bout du compte elle ne mérite pas d’être jugée à la rigueur, puisqu’elle ne fait de mal à personne. Pour qui réserverait-on d’ailleurs l’indulgence des jugements, si ce n’est en faveur de celui à qui son siècle a les plus grandes obligations ? Quel est l’homme qui peut se vanter d’avoir vécu aussi utilement que M. de Voltaire, pour le bonheur du genre humain ? Pour moi, la passion qui est née avec moi pour ledit seigneur patriarche, et qui me suivra chez les morts, ne me permet pas de le juger avec la sévérité et l’acharnement des oisifs neutres de Paris, qui dans le fond n’ont aucun avis, et ne condamnent que pour passer le temps. Je me borne à admirer le goût du seigneur patriarche pour la représentation. Je vois ces beaux cierges apportés de Lyon, ce superbe chanteau de pain bénit, ces honneurs rendus au seigneur de Ferney, par le haut et bas clergé de sa paroisse ; ces deux paysans métamorphosés en gardes-chasse, moyennant une bandoulière ; la décence, la dignité, la pompe de cette procession seigneuriale qui, au moyen d’une enjambée sur le ruisseau, se trouve rendue du château à l’église et de l’église au château ; l’idée de ce spectacle auguste m’émeut et me transporte ; il me rappelle une autre cérémonie qui se fit avec non moins de dignité pendant mon séjour à Genève, au mois d’avril 1759 ; c’était la prise de possession du comté de Ferney, acheté à vie par le seigneur patriarche. Il se rendit des Délices à la paroisse de Ferney dans un carrosse de gala, accompagné de Mme Denis, qui avait mis la robe la plus riche, et qui portait tous les diamants de la maison. Lui-même avait un habit de velours cramoisi, doublé et à parements d’hermine, et galonné de queues d’hermine sur toutes les tailles ; et quoique cet habit parût un peu chaud pour la saison, tout le monde fut obligé d’en admirer le goût et la magnificence. C’est dans cet accoutrement que l’oncle et la nièce assistèrent à la grand’messe de la paroisse, chantée en faux bourdon, pendant laquelle on tirait des boîtes en guise de canon.

Ceux qui supposent à M. de Voltaire des desseins plus étendus prétendent qu’il n’a fait toute cette simagrée que pour se ménager la permission de revenir à Paris ; et, quelque peu ré-