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MAI 1768.

modérée, comme on vous l’a dit ; elle me paraît très-outrageante pour les juges. Jugez donc, mon cher ange, quel doit être mon état ! Calomnié continuellement, condamné sans être entendu, je passe mes derniers jours dans une crainte trop fondée. Cinquante ans de travaux ne m’ont fait que cinquante ennemis de plus ; et je suis toujours prêt à aller chercher ailleurs, non pas le repos, mais la sécurité. Si la nature ne m’avait pas donné deux antidotes excellents, l’amour du travail et la gaieté, il y a longtemps que je serais mort de désespoir.

« Dieu soit béni, puisque Mme d’Argental se porte mieux ! Je me recommande à ses bontés. »

Il est évident, par cette lettre, que la peur seule a conseillé au seigneur patriarche cet acte éclatant de dévotion, comme un coup de parti propre à faire taire les malveillants et à désarmer ses ennemis et ses persécuteurs. Il est clair encore que les bruits d’exil, de lettres de cachet, de décret de prise de corps, occasionnés par la retraite de Mme Denis, ont vivement alarmé ledit seigneur patriarche, et qu’il a cru parer à tout en faisant ses pâques avec publicité. Cela est entièrement démontré par une autre lettre qu’il vient d’écrire à M. d’Argental, que j’ai vue, mais qu’on ne m’a pas permis de copier[1]. Il y détaille toutes les raisons qui l’ont déterminé à cet acte de dévotion, et ces raisons sont fondées sur la crainte des fanatiques et de l’ordre du clergé, et de celui des parlements. Il dit que s’il était à Abbeville, il communierait tous les quinze jours, et que s’il rencontrait une procession de capucins, il irait au-devant d’elle chapeau bas. Il se flatte, au moyen de ses pâques, d’avoir répondu à toutes les accusations de ses ennemis ; mais comme le renard reste toujours renard, on prétend que dans une autre lettre à M. de Thibouville, que je n’ai point vue, il se plaint d’être calomnié dans toutes les actions de sa vie. « On ne se contente pas, dit-il, d’assurer que j’ai fait mes pâques ; ne veut-on pas aussi que je me sois confessé[2] ? »

Malheureusement, la profonde politique qui lui a dicté cette démarche n’a échappé à personne, et ses amis et ses ennemis se sont accordés à la regarder comme fausse. Les dévots en ont

  1. Voir, dans la Correspondance générale de Voltaire, la lettre du 22 avril.
  2. Ce passage manque dans une lettre à Thibouville datée du 2 avril, et publiée pour la première fois par MM. de Cayrol et François.