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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

Genève. Reste à savoir s’il compte s’établir dans la vilaine maison de Ferney qu’il a achetée à vie, et qui est tout à côté de Ferney, ou s’il a pris le parti de quitter tout à fait le royaume et le canton où il s’est si bien trouvé depuis une quinzaine d’années. Il est certain encore qu’il écrit fréquemment et presque par chaque courrier à sa nièce, et qu’il lui fait vingt mille livres de rente, payables tous les ans à Paris, indépendamment d’une somme de soixante mille livres qu’il lui a donnée en partant ; ce qui, joint à sa propre fortune, qui, à coup sûr, n’a pas diminué pendant les quinze années qu’elle a passées auprès de son oncle, la met en état d’avoir à Paris une maison fort honnête.

Cette nièce, que sa résidence auprès de son oncle a rendue célèbre, est veuve d’un commissaire des guerres : elle a passé sa jeunesse à Lille, où son mari exerçait sa charge ; elle jouaillait autrefois du clavecin, et passait pour habile dans le temps où une pièce de Couperin ou de Rameau était regardée comme le chef-d’œuvre de l’exécution musicale. Dieu la fit sans esprit, et la doua d’une âme bourgeoise, ornée de toutes les qualités assortissantes : elle est ce qu’on appelle dans la société une bonne femme, expression qui ne suppose aucune vertu, aucune bonté effectives. La nature l’avait faite pour végéter paisiblement, faire sa partie de piquet avec les commères du voisinage, et s’entretenir des nouvelles insipides du quartier ; mais le hasard lui ayant donné pour oncle le premier homme de la nation, elle a appris à parler de belles-lettres et de théâtre comme un serin apprend à siffler. Dans le temps que M. de Voltaire était à Berlin, elle fit une comédie que les Comédiens, par attachement pour cet homme illustre, ne voulurent pas jouer. Lorsque la Coquette corrigée, de feu La Noue, parut au théâtre, Mme Denis prétendit que les belles situations et les meilleurs vers de sa pièce lui avaient été pillés : elle a fait depuis, pendant son séjour à Ferney, une tragédie qu’elle n’a jamais pu faire lire à son oncle, quelques instances qu’elle lui en ait faites. Le mouvement singulier que la révolution arrivée au château de Ferney a excité dans le public m’a fait entrer dans ces détails minutieux, mais intéressants, parce qu’ils regardent l’homme le plus célèbre de l’Europe. C’est, parmi tant de bruits confus et divers, tout ce qu’il y a de vrai et de certain jusqu’à présent.