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AVRIL 1768.

bruits, et qu’on ait discuté à Paris pendant quelques jours, avec beaucoup de chaleur, s’il serait bien ou mal fait de chasser M. de Voltaire du royaume, ou même de l’enfermer pour le reste de ses jours. Questions d’oisifs cruels et gratuitement barbares, mais qui ne s’agitent jamais sans quelque danger pour celui qui en est l’objet.

Au reste, le public ignore encore les véritables motifs de cette révolution, et, pour les pénétrer, il faudrait d’abord s’assurer que les parties intéressées disent exactement la vérité. M. de Voltaire prétend qu’il est las d’être l’aubergiste de l’Europe ; que maman Denis le ruinait en comédies, en bals, en festins, en soupers de deux cents couverts, qui ne faisaient pas autant de bruit dans l’univers que les dîners de vingt-six couverts de M. Le Franc de Pompignan, dont il était tant parlé dans la chambre du roi. Quand il parle plus sérieusement, il fait entendre que c’est le renvoi de M. de La Harpe qui a occasionné la rupture avec Mme Denis ; et, si l’on écoutait les mauvaises langues de Genève, on croirait qu’elle s’est réellement coiffée de ce petit homme : coiffée à soixante ans ; quelle apparence ! Quand on admettrait ce que la chronique scandaleuse rapporte, et ce que je suis très-éloigné de croire, que maman Denis, malgré sa laideur amère, a toujours été fort galante, ce que je serai encore plus éloigné de lui reprocher, il faut du moins supposer des choses vraisemblables, et se persuader qu’il arrive un âge où l’on est revenu des erreurs de la jeunesse, et où l’on sait faire la différence entre un oncle, le premier homme de la nation et à qui on doit tout, et un jeune étourdi qui ne fera de sa vie ni la Henriade ni la Pucelle. Je sens cependant que j’aurai toujours un peu de peine à pardonner à maman Denis d’avoir laissé son oncle à la merci d’un ex-jésuite ; et je pense que quand M. de Voltaire l’aurait chassée de sa maison par une porte, elle aurait dû y rentrer par l’autre, et ne jamais consentir que l’existence d’un homme si précieux à toute l’Europe fût abandonnée aux soins de ses valets et d’un P. Adam.

Il n’est plus douteux aujourd’hui que Mme Denis ne fixe sa résidence à Paris, avec sa maussade pupille, Mme Dupuits ; elle vient de louer une maison dans la rue Bergère. Il est certain aussi que M. de Voltaire est résolu de vendre la terre de Ferney, et qu’il est déjà entré en marché avec diverses personnes de