Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 8.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
52
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

contracter. Cette supposition me paraissait assez plausible ; car, quoique le seigneur patriarche jouisse d’un revenu de plus de cent mille livres, il est certain que le désordre viendrait à bout d’une fortune dix fois plus considérable, et ce désordre était poussé par maman Denis à un degré de perfection difficile à imaginer. D’autres disaient que M. de Voltaire ne pouvait plus résister à l’envie d’aller faire sa cour à l’Impératrice de Russie, et de voir de près les merveilles de son règne. Si ce projet était digne de lui, son grand âge paraissait s’opposer à son exécution, et d’ailleurs la supposition de ce voyage rendait la présence de Mme Denis plus que jamais nécessaire à Ferney. Les malveillants et les esprits légers qui aiment les catastrophes, et qui en imaginent quand il n’en arrive pas à leur gré, répandaient des bruits très-alarmants pour le repos et la sûreté de M. de Voltaire : ils disaient que le grand nombre des brochures publiées dans le cours de l’hiver contre la religion avaient enfin excité et le clergé et les parlements ; que nommément M. l’archevêque de Paris s’était plaint à la reine de la Lettre de l’archevêque de Cantorbéry ; que Sa Majesté, après avoir reçu les derniers sacrements de l’église, avait demandé au roi la punition de l’auteur ; qu’un des ministres, protecteur de M. de Voltaire, n’avait eu que le temps de lui mander de se sauver aussitôt sa lettre reçue ; que le parlement de Bourgogne, de son côté, l’avait fait décréter de prise de corps, etc. Tous ces mauvais bruits n’étaient qu’un tissu de mensonges : la seule chose vraie, c’est que M. Pasquier avait dit cet hiver à M. l’abbé de Chauvelin qu’il n’était pas possible de souffrir davantage les entreprises de M. de Voltaire contre la religion, et que, si le Dîner du comte de Boulainvilliers lui tombait entre les mains, il le dénoncerait au parlement et ferait décréter M. de Voltaire de prise de corps. Mais, quoiqu’on ne pût se dissimuler les bonnes dispositions de M. Pasquier, les amis de M. de Voltaire n’en étaient pas fort alarmés. Outre que le patriarche ne réside pas dans le ressort du Parlement de Paris, il était difficile de faire une procédure légale sans preuve juridique, sans corps de délit, puisqu’une brochure imprimée en pays étranger et qui ne se débite pas à Paris ne pouvait en former.

Ce qu’il y a de véritablement fâcheux, c’est que la retraite de Mme Denis, de Ferney, ait donné cours à tous ces mauvais