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AVRIL 1768.

que de bien manger, de bien dormir et d’essuyer des plaisanteries quelquefois un peu fortes sur son ancien capitaine et sur la réforme de sa compagnie. Ce rôle est peut-être un peu vil ; mais le P. Adam le trouve apparemment plus beau que celui de mourir de faim. De tous les commensaux du seigneur patriarche, il est resté seul maître du champ de bataille de Ferney ; les dernières nouvelles du moins disent que M. Racle, ingénieur, qui, avec Mme Racle, son épouse, avait aussi posé son tabernacle à Ferney, en est également parti. Quoique le P. Adam ne soit pas le premier homme du monde, les amis de M. de Voltaire ne sont nullement tranquilles de le voir abandonné à un ex-jésuite ; et ce ne serait pas la première fois qu’un homme fort borné eût gouverné un très-grand esprit : l’ascendant et l’empire des bêtes sont un point très-constaté dans l’histoire.

Cependant Mme Denis arriva à Paris avec M. et Mme Dupuits, vers le milieu du mois de mars. Mme Dupuits est cette arrière-petite-nièce du grand Corneille, tirée de la misère, dotée, mariée, établie par M. de Voltaire son mari, qui ne passe pas non plus pour le premier homme du monde, est un gentilhomme du pays de Gex. Il était venu cet hiver à Paris solliciter une commission de capitaine, et, appuyé par les recommandations de M. de Voltaire, il l’avait obtenue sur-le-champ ; il était à peine de retour à Ferney lorsque la brouillerie éclata.

Cette révolution inattendue fit tenir à Paris tous les discours imaginables, et accrédita toutes les suppositions possibles à faire. Mme Denis disait que son oncle l’avait envoyée à Paris pour certaines affaires, et qu’elle y resterait au moins trois mois. On ajoutait que, pendant ce temps, il irait à Stuttgard solliciter le paiement des sommes qui lui étaient dues ; mais on sut bientôt que M. de Voltaire ne songeait pas à ce voyage, et Mme Denis ne put alléguer aucune affaire qui exigeât sa présence à Paris. On dit ensuite qu’elle avait si mal administré la maison du seigneur patriarche, qu’il s’était vu obligé de la réformer au moins pour quelque temps afin de faire face aux dettes qu’on lui avait fait

    Adame, ubi es ? (T.) — La collection d’estampes de Michel Hennin, léguée à la Bibliothèque nationale, renferme (tome CV, p. 61) une délicieuse eau-forte d’Huber à peine terminée, représentant la partie d’échecs du patriarche et du jésuite. M. G. Desnoiresterres a le premier signalé et décrit cette épreuve, peut-être unique, dans son Essai d’iconographie voltairienne, p. 42.