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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

que M. Dorat se serait attiré par son imprudence. L’autre grief est plus sérieux : M. de Voltaire prétend que M. de La Harpe lui a dérobé plusieurs papiers, et entre autres le second chant de la Guerre de Genève, et qu’il a répandu ce dernier morceau à Paris, non-seulement à l’insu de son auteur, mais contre son gré, M. de Voltaire ayant des raisons particulières de ne communiquer ce chant à personne. Il est certain, et je peux l’attester, que ce chant ne nous est venu que par M. de La Harpe ; il a même dit à un de mes amis, dont je l’ai tenu ensuite, que M. de Voltaire l’avait chargé de le répandre. Cependant, de retour à Ferney, et recevant à ce sujet des reproches de son bienfaiteur, il se mit à mentir comme un écolier, et eut même l’imprudence de nommer la personne dont il prétendait avoir eu communication de ce second chant pendant son séjour à Paris. Cette personne, qu’il n’avait pas prévenue, fut interrogée par un ami de M. de Voltaire, et donna, sans le savoir, un démenti d’autant plus fâcheux à M. de La Harpe qu’elle convenait n’avoir eu que par lui le chant en question. M. de La Harpe, coupable de cette infidélité et honteux de son mensonge inutile, mit l’arrogance à la place du repentir. Il écrivit de sa chambre au château de Ferney quelques billets assez impertinents au maître du château à qui il devait tant de respect et d’égards, et à tant de titres divers. Cette insolence fit perdre patience à M. de Voltaire, qui renvoya M. de La Harpe avec sa femme et ses guenilles à Paris. Voilà le précis fidèle de cette brouillerie, et tout ce qu’on a dit ailleurs est faux et controuvé.

Mais cette brouillerie en occasionna une plus grave ; le départ de Mme Denis et de M. et de Mme Dupuits suivit de près le départ de M. de La Harpe, et l’on sut bientôt que M. de Voltaire était resté seul à Ferney avec le P. Adam. Cet ex-jésuite, recueilli et établi à Ferney depuis la dissolution de la Société, n’est pas, à ce que prétend M. de Voltaire, le premier homme du monde. Son emploi est de jouer aux échecs avec son père nourricier, et de se laisser gagner[1] ; du reste il n’a d’autre souci

  1. Cette dernière condition était de rigueur. Un jour le P. Adam y ayant manqué, Voltaire prit la perruque de son vainqueur, et, la lui jetant à la figure, l’aveugla d’un nuage de poudre. Le lendemain, le P. Adam, encore sur le point de faire Voltaire échec et mat, s’enfuit dans le jardin pour échapper à la plaisanterie de la veille. Voltaire le poursuivant dans cet autre Éden, lui criait : Adame,