Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 8.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
46
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

maréchal de France au commencement de cette année, la province a voulu donner des fêtes à cette occasion ; mais ce seigneur a prié que, vu la rigueur de la saison, l’argent destiné à ces fêtes fût employé au soulagement des pauvres de la province. Cette bonne action aurait pu faire quelque bruit à Paris ; mais elle n’a pu se soutenir contre un conte qui s’est répandu en même temps, et qui a fait l’entretien du public pendant plusieurs jours. On disait que Mlle Guimard, célèbre danseuse de l’Opéra, venait de s’immortaliser par un acte de bienfaisance des plus rares. M. le prince de Soubise étant en usage de lui donner tous les ans quelque bijou pour étrennes, elle l’avait prié cette année de lui donner ses étrennes en argent, en faisant entendre qu’elle en avait besoin. En conséquence, ce seigneur lui envoya une somme de six mille livres ; c’était pendant les grands froids du mois de janvier. Mlle Guimard, munie de cet argent, se mit en marche, seule, sans domestique, monta dans tous les quatrièmes étages de son quartier, s’informant de tous ceux qui souffraient de la rigueur de la saison, donnant à chaque famille indigente de quoi se nourrir, se chauffer, se vêtir même ; dépensant ainsi en peu de jours, non-seulement les six mille livres qu’elle avait reçues, mais encore deux mille livres au delà de son propre argent. On disait tous ces faits constatés par la police, car la vertu aime à cacher ses bienfaits, et jamais nous n’aurions su de Mlle Guimard l’emploi noble et touchant de ses étrennes. Au récit de cette superbe action l’admiration vous saisit, vous vous écriez de transport et d’ivresse, les entrechats de Mlle Guimard s’ennoblissent à vos yeux ; et moi, j’ai envie de faire ici le rôle de ce bon curé de village, qui, ayant prêché à ses paysans la passion de notre Seigneur, et les voyant tous pleurer de l’excès de ses souffrances, eut quelque pitié de les renvoyer chez eux si affligés, et leur dit : Mes enfants, ne pleurez pourtant pas tant, parce que tout cela n’est peut-être pas vrai. Je meurs de peur que la belle action de Mlle Guimard ne soit vraie que comme cela. Tout ce que j’en ai pu savoir de plus certain se réduit à ce que son laquais, un jour, ne s’étant pas trouvé à son service après l’Opéra, elle voulut le gronder ; qu’il s’excusa, et dit qu’il avait sa mère fort malade et dans une grande misère par le froid qu’il faisait ; et que sur cela la compatissante et tendre Guimard avait ordonné à son laquais de la conduire chez sa mère,