Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 8.djvu/478

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins de dix-huit mois, le quatrième ouvrage de ce charmant compositeur qui réunit tous les suffrages. M. Marmontel, en s’annonçant pour le père de Silvain, a en même temps légitimé le Huron et Lucile, enfants exposés et reniés à leur naissance. Ils doivent tous les trois infiniment à leur bon parrain Grétry, qui, au moyen d’une musique pleine de génie et de goût, leur a procuré un établissement très-avantageux dans le quartier de la Comédie-Italienne, et qui a rendu en dernier lieu le même service au Tableau parlant de M. Anseaume ; mais en traduisant avec tant de facilité et de succès, en nous charmant par ses ouvrages, ou, s’il faut parler comme l’abbé Arnaud, en doublant notre existence, M. Grétry nous a fait craindre pour la sienne. Il a la poitrine faible et mauvaise, il crache souvent le sang, il ne se ménage pas assez ; eh ! le moyen de se ménager, quand on est amoureux comme un fou d’une petite créature jolie comme un cœur, et douée des plus beaux yeux noirs de la France ? Il faut donc s’attendre à voir périr le Pergolèse français comme celui d’Italie, à la fleur de son âge. Détournons nos yeux de cette triste perspective ; jouissons de l’aurore sans demander si elle sera suivie d’un beau jour.

Il y a dans cette pièce des détails charmants ; mais le grand mérite de M. Marmontel, c’est d’avoir senti la place et le but de l’air ; il en était bien loin lorsqu’il voulut mettre la Bergère des Alpes sur la scène. On lui demanda l’autre jour comment il avait fait pour revenir de ses erreurs, et il nous avoua qu’il devait sa conversion à l’étude des drames de Metastasio.

Les gens de la cour et du monde se sont beaucoup récriés sur le but et la morale de cette pièce : M. le duc de Noailles a dit que son résultat, en deux mots, était qu’il faut épouser sa servante et laisser braconner ses paysans. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’on est intimement persuadé à la cour et dans le grand monde que de pareils sujets sont traités à dessein par les philosophes pour répandre leurs opinions dangereuses sur l’égalité de tous les hommes, sur le préjugé de la naissance ; et que Silvain, par exemple, a été composé en vertu d’une délibération prise, par tout le corps des encyclopédistes, de faire prêcher à la Comédie-Italienne pendant le carême de 1770, par le R. P. Caillot et par notre chère sœur en Dieu Laruette, le sermon de la chimère des naissances illustres et la doctrine abo-