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NOVEMBRE 1768.

avec une constitution assez frêle, un roi voyageur ne peut se dispenser de dîner, souper, jouer, danser, veiller tous les jours au milieu de cinq ou six cents personnes qu’il ne connaît point ; si, avec la vue excessivement basse, il faut qu’il ait vu tous les tableaux et parcouru toutes les salles de l’Académie de peinture en vingt minutes, il me paraît démontré qu’il ne faut pas qu’un roi voyage, ou qu’il ne faut pas voyager en roi.

Mais il n’est pas question ici de faire le raisonneur ou de discuter si M. le duc de Duras, chargé par le roi de faire les honneurs au jeune monarque, a bien fait de le régaler de sept actes d’opéra-comique en une seule soirée, et de lui permettre à peine de respirer un seul jour l’air de Paris à son aise ; il s’agit de s’acquitter du devoir d’historien-archiviste, en conservant dans ce dépôt les meilleures pièces, ou les moins mauvaises, que le séjour du roi de Danemark a fait éclore, et qui n’ont pas été rendues publiques.

Mme la duchesse de Villeroy s’était réservé de faire les honneurs de Mlle Clairon sur son petit théâtre. Cette actrice célèbre y a joué deux fois en présence du roi de Danemark, du prince héréditaire de Saxe-Gotha, et d’une petite compagnie choisie ; car la salle ne peut contenir que cent dix personnes. Elle a joué la première fois le rôle de Didon, et la seconde, celui de Roxane dans la tragédie de Bajazet. Après la pièce, elle a été présentée par Mme de Villeroy à son auguste spectateur, qui a tiré une bague de son doigt et l’a mise au doigt de l’actrice ; mais je sais que, malgré cette courtoisie royale, il n’a pas eu le bonheur de réussir auprès de l’illustre Clairon. En sa qualité de Didon, elle ne l’aura pas trouvé assez tendre ; en sa qualité de Roxane, elle ne l’aura pas trouvé assez humble ; en sa qualité de Clairon, elle ne l’aura pas trouvé assez pénétré d’admiration. Bref, malgré l’engouement de la cour et de la ville pour le jeune monarque, il a eu le malheur de déplaire à l’héroïne du Théâtre-Français.

C’est au premier de ces spectacles qu’une bohémienne a chanté au roi de Danemark les vers suivants, composés par M. de Chamfort :

Pour connaître le sort des maîtres des humains
Pout Mon art ne m’est pas nécessaire ;