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NOVEMBRE 1768.

du ton d’une petite-maîtresse. Il croit que le roman d’une femme honnête n’est pas fait pour réussir ; il ne sait pas que plus le siècle est corrompu, plus on rend hommage à la vertu et plus on en aime l’image au moins dans les livres. Cette image ne se trouvera jamais dans les livres de Crébillon, ni dans son cœur. Quelque éloigné qu’il soit de ma façon de penser, de juger un auteur sur les bonnes ou mauvaises maximes qui se trouvent répandues dans ses ouvrages, je ne puis m’empêcher de prendre mauvaise opinion d’un homme qui n’a employé toute sa vie qu’à composer des ouvrages licencieux et méprisables. On pardonne le Sopha à l’imagination déréglée d’un jeune homme de vingt ans ; mais comment pardonner, à un homme qui approche de son hiver, les Lettres de la duchesse de *** ? Ces lettres sont si détestables que je ne conçois pas comment l’auteur a jamais pu rien faire de passable ; et quand jadis son Sopha me parut si charmant, je crains que ma jeunesse ne m’ait rendu bien indulgent[1]. Il faut que je me satisfasse en transcrivant quelques passages de ces Lettres, afin de vous donner une idée de ce jargon inlisible. C’est la duchesse qui écrit au duc, son ami, à qui elle parle de son mari :

« Tout ce qui, tant qu’un mari est amant, l’amuse et lui plaît dans sa femme, devient pour lui autant de sujets de crainte lorsqu’il cesse de l’aimer ; et il est si rare qu’il ne nous punisse point, lorsqu’il a pu parvenir à nous l’inspirer, de cette même confiance qu’il a quelquefois vivement sollicitée, que nous ne pouvons trop éviter d’en prendre. »

Autre passage des Lettres de madame la duchesse à monsieur le duc. Remarquez, s’il vous plaît, comme elle sait placer ses virgules :

« Comment faire, cependant ? si c’est toujours sérieusement que je vous dis des choses qui, par elles-mêmes, ne sont pas faites pour vous plaire, il me semble que ce ton en augmente encore la dureté, et comme je trouve à vous affliger, moins de plaisir que vous ne m’en supposez sans doute, je prends l’air de la plaisanterie, non pour que vous croyiez que je plaisante, quand je vous dis que jamais je ne vous aimerai ; mais pour que vous

  1. Nous avons en effet entendu Grimm dire, tome II, p. 372 : « Je regarde le Sopha comme un chef-d’œuvre, etc. » (T.)